Par Me Amin Ben Khaled Le gouvernement provisoire actuel ne peut être appréhendé que comme un cabinet de transition avec tout ce que cela implique comme exigences dynamiques et comme paradoxes inévitables. Car si toute transition est évidemment provisoire, tout ce qui est provisoire ne constitue pas nécessairement une transition. La transition renvoie, bien évidemment, à l'idée d'un passage entre deux états, passage à la fois progressif, prudent, profond et, à maints égards, irréversible. Cette idée de transition correspond, dans une large mesure, à ce leitmotiv – si cher à Hegel – selon lequel c'est bel et bien le processus transitionnel qui, en synthétisant les formes antérieures, ménera aux buts ultimes, plutôt que le processus de réfutation qui n'est autre qu'un processus annihilateur, inique, unilatéral et qui, au final, ne fait guère avancer les choses. Toute transition implique un équilibre fragile et subtil, à définir et à rechercher, entre des antagonismes apparemment inconciliables. Et c'est à cette problématique conciliation que notre gouvernement de transition doit s'attacher. Un gouvernement qui doit être conscient qu'il matérialise un moment dialectique très délicat dans lequel les contradictions les plus criantes doivent coexister et se maintenir en évitant les grands heurts afin qu'une transition sereine, conciliante et fondamentale soit bien menée à son terme. A cette fin, le gouvernement de transition ne peut se passer de certains paradoxes nécessaires à toute action politique fondatrice, action qui vise à nous faire transiter vers l'aire – ou l'ère – démocratique. Abolir et conserver Le premier paradoxe auquel s'affronte toute logique transitionnelle consiste à concilier deux impératifs contradictoires, à savoir abolir et conserver. Ainsi il faut écarter l'idée erronée selon laquelle le système institutionnel qui prévalait avant la Révolution était absolument inadéquat. Que l'Etat ne doit plus être le seul détenteur du rôle régalien, et qu'il devrait désormais disputer cette fonction avec diverses structures de circonstance ou émergeantes. Au contraire, encourager l'idée imprudente de tout confisquer, c'est défier les aspirations les plus sacrées de la révolution tunisienne, révolution qui s'est érigée essentiellement contre la spoliation de la « chose publique » de la part de l'ancien régime et de ses structures. Aussi ce n'est pas un hasard si le peuple tunisien qui est descendu le 14 janvier dernier dans la rue, avait réclamé haut et fort son dû en criant «Dégage !». A travers ce slogan – qui mérite sans doute d'être analysé plus tard par les sociolinguistes et les analystes du discours – le peuple voulait faire lâcher l'emprise de l'ancien régime sur l'Etat ; Etat qui est appelé constitutionnellement et moralement à être au service du peuple. La première tâche urgente du gouvernement de transition est, par conséquent, celle de conserver l'Etat avec ses fondations, son architectonique et ses prérogatives tout en abolissant, petit à petit, l'ancien régime à la fois tentaculaire et sournois. L'esprit de transition recommande ainsi qu'il faut purifier les structures sans les balayer ; contenir doucement les poches de résistance bureaucratiques et réactionnaires sans les percuter ; isoler certains services dangereux ou douteux sans mutiler l'administration ; écarter les impénitents et les corrompus tout en négociant avec les repentis ; ignorer momentanément les ennemis et dialoguer constamment avec les adversaires ; envelopper les minorités menacées et développer le sentiment d'appartenance nationale. Car il faut admettre que des pouvoirs et des contre-pouvoirs – avec de gros enjeux – se sont inextricablement agencés depuis des décennies au sein de l'Etat et qui sont désormais en état de déséquilibre manifeste qui pourrait devenir menaçant. Il faudra donc les démanteler peu à peu avec la dextérité et la patience nécessaires afin que de nouveaux équilibres institutionnels plus sains et moins complexes commencent peu à peu à prendre place et à s'ériger progressivement en un édifice nouveau. Abolir et conserver, loin d'être un double jeu, constitue plutôt une règle d'or, en tout cas le paradoxe nécessaire de toute transition ; il y va même de la survie de l'Etat. Progresser et régresser Ce second paradoxe semble révoltant et de surcroit barbare à toute logique de transition. Car si on s'accorde à dire que le gouvernement de transition a pour mission finale celle de progresser vers un idéal politique partagé par tous, à savoir la démocratie, on ne peut concevoir en quoi il faut qu'il régresse. Or la régression constitue, malgré les apparences rigides du mot, une initiative vitale dans un moment de transition, mieux encore : un gouvernement de transition ne peut progresser sans régresser. Ainsi, cette régression il faut la tenir tout d'abord au sens logique du terme, à savoir le fait de remonter progressivement aux principes premiers. Or, si l'Etat, dans un moment de transition, doit impérativement progresser en abandonnant un bon nombre de ses vieux et mauvais réflexes, il doit tout aussi régresser vers certains principes constitutionnels ; principes qui le fondaient et qui peuvent, dans l'intérêt du moment, soutenir légalement et légitimement le passage à la démocratie. Sur un autre plan, et dans un dessein systémique, la régression signifie ce repli sur un état plus restreint et plus rudimentaire. Or s'il faut faire progresser l'Etat tunisien vers un idéal de sécurité, de prospérité et de liberté, il faut aussi, eu égard à l'urgence du moment, faire régresser l'Etat vers ses fonctions les plus basiques, voire les plus primitives, à savoir celles qui consistent à résoudre des besoins quotidiens pressants et toujours croissants. La régression est ici salvatrice pour éviter que l'on tombe dans l'état de nature, stade non-politique par excellence, où chacun use, pour atteindre ses fins, de toute sa puissance créant – volontairement ou involontairement – le chaos et par là, la dégénérescence de l'Etat. Enfin, dans une optique plus large, la régression désigne sur le plan de la psychologie collective une loi de réorganisation de la mémoire nationale. Ainsi, si la logique de transition recommande que l'on ait les yeux rivés vers l'avenir, toutefois et pour ne pas tomber dans un excès de fixation qui bloquerait toute progression, il ne faudra pas se passer d'une certaine régression, c'est-à-dire, ce processus qui permettrait de prendre doucement et collectivement le recul nécessaire face à l'originalité et la complexité de la nouvelle réalité émergeante. En ce sens, le gouvernement de transition doit être tel un Janus – ce dieu issu de la mythologie romaine et représentant le passage –, un être bâtard sur les bords, ayant une seule tête mais deux visages, l'un pour sauvegarder les acquis, l'autre pour scruter l'avenir ; et la tête pour penser le tout. Libérer et contenir Le politique – du moins en théorie – consiste à concilier des intérêts particuliers, divergents, multiples et contradictoires. Cependant, il est aisé de remarquer que ce but est hors de portée d'un gouvernement de transition ; gouvernement qui, de par la particularité du contexte, ne peut avoir une vue panoramique lui permettant de discerner entre les intérêts des « bons joueurs » et ceux des « tricheurs ». Dans ce jeu conflictuel complexe et déréglé, le gouvernement doit à la fois libérer et contenir ; autre paradoxe sans lequel aucune transition n'est possible. Tout d'abord, le gouvernement de transition doit libérer les forces politiques, sociales et culturelles qui ont une base populaire – étendue ou restreinte – et qui soient ouvertes au dialogue avec d'autres forces similaires, le tout dans un espace public qui modérera à la longue leurs positions respectives. En même temps, tel gouvernement doit contenir les structures extrémistes, émergentes ou opportunistes, qui à défaut d'avoir une assise populaire suffisante et rationnelle, risquent de faire balancer l'espace public en une tribune plébéienne, et de là, à abaisser la logique du dialogue à une rhétorique passionnée. Ensuite, le gouvernement doit libérer le jeu légal et concurrentiel des partis politiques – indépendamment de leur nombre et leur envergure – et qui finiront à moyen et long terme par fusionner par la force des choses en alliances ou en groupements plus ou moins stables. Parallèlement, le gouvernement de transition sera amené à contenir l'affrontement antipolitique qui peut dégénérer en une violence physique ou symbolique nuisible à l'équilibre et au bon fonctionnement de l'espace public. Enfin, il est tout aussi vital dans toute logique de transition de libérer les intérêts particuliers et conciliants, intérêts dont la somme constitue l'intérêt commun tout en contenant ou combattant les intérêts égoïstes et aveugles, ceux-là qui ne peuvent que nuire à l'intérêt général. Accuser et réconcilier Une transition sans justice demeure une transition trompeuse, du moins avortée. De son côté, la transition vengeresse ne sera que l'antichambre de la méfiance et la suspicion de tous à l'égard de tous. C'est ici qu'une justice transitionnelle s'impose comme un mécanisme nécessaire, spécifique et concomitant avec l'action gouvernementale. Car il se trouve que ce genre de justice est le mieux disposé pour traiter cette double problématique particulière à toute transition, à savoir : jusqu'où va-t-on utiliser le glaive ? Et à partir de quel moment doit-on équilibrer la balance ? Accuser et réconcilier constitue ainsi le dernier paradoxe, et non le moindre, que devra résoudre tout gouvernement de transition. Ici il faudra prendre la notion d'accusation dans sa justesse sereine, morale et surtout légaliste et non pas dans ses débordements jusqu'au-boutistes, vindicatifs et inquisitoires. Ainsi, il est nécessaire de déférer à la justice les grands architectes de l'ancien régime avec toutes les garanties nécessaire relatives au droit de défense. Car là, il s'agit d'une justice et non d'une vengeance, et il est grand temps de rendre à une justice qui était terrorisante, violente et aveugle, son authentique esprit : un esprit rassurant, flegme et clairvoyant. Un tel esprit recommande, d'autre part, que toute justice soit réconciliatrice, non pas avec ceux qui ont organisé, exécuté ou commandité les crimes (quelle que soit la nature du crime), mais avec ceux qui ont été contraints à y être associés – d'une manière ou d'une autre – par la violence, le jeu d'autorité, le dol et les tromperies et qui représentent, au final avouons-le, une bonne partie de la population du pays. La réconciliation ici, à ne pas confondre avec compromis ou indulgence, sera triple : réconciliation avec la société à travers le mea culpa ; réconciliation avec soi-même en faisant son autocritique ; réconciliation avec les victimes et leurs proches en requérant le pardon, du moins la rémission. Le but ultime de toute justice étant la préservation du tissu social, cette visée prend toute sa vigueur ici lors d'une dynamique de transition qui doit traduire devant la justice les plus coupables et réintégrer prudemment les moins nocifs dans un état de liberté surveillée. Au final, pour réussir sa mission – et c'est sans doute le comble du paradoxe – un gouvernement de transition doit mener une politique paradoxale, c'est-à-dire une politique qui soit contraire à la doxa, donc à l'opinion courante. Or, qui dit opinion courante ne dit pas forcément volonté du peuple. D'où la problématique suivante : un gouvernement de transition doit-il mener une politique inadmissible pour le sens commun afin de réussir une transition vers la démocratie ? Oui, à condition que la barque gouvernementale, et après ce déluge révolutionnaire, réussisse telle l'Arche de Noé, à conduire tout ce beau monde à la terre ferme, pour qu'enfin chacun bâtisse la Cité tant promise.