Par Salah HADJI Il faut bien commencer par dire combien il est heureux d'assister à toutes ces myriades de voix qui ont meublé, depuis bientôt trois mois, les espaces des villes et des médias, ouverts à la faveur de la révolution au point de paraître à certains moments en encombrer l'horizon. Il est normal que les sentiments longtemps comprimés dans la nuit du silence tyrannique émergent dans les fracas, après avoir convulsé les couches les plus profondes de la subjectivité. On peut dire qu'en cette période de la vie d'une révolution, il n'existe plus aucun individu qui ne soit mis en branle par une préoccupation politique en se sentant concerné par les liens qui unissent son destin à celui de la nation, de l'Etat et de l'histoire. Dans la période révolutionnaire que nous vivons, il est capital de comprendre que les expressions les plus créatives de la révolution se donnent nécessairement dans des images troublées par le possible qui les habite et hantées par le vertige d'un but qui est tout autant immédiat, en raison de la ressource spirituelle qui l'anime et l'illumine, qui fort éloigné du fait des menaces qui le guettent à travers les vingt-et-un masques des forces adverses. Le temps, ici, est bien celui du resserrement ainsi que de la plus grande dilatation, aussi doit-il être compté autrement qu'en jours‑: les événements qui s'y produisent simultanément étant autrement rapides. Mais toujours est-il que ce temps reste démesurément moins long que les lourdes décennies qu'a connues la Tunisie indépendante, et dont les deux dernières ont été les plus morbides. Le tableau national, tel qu'il a retrouvé la vie au cours de cette toute dernière période, a pris, certes, les proportions d'une gigantesque tempête. Mais si l'on admet qu'un monde immonde s'est, d'ores et déjà, écroulé — ne serait-ce qu'au niveau de son sommet — et que s'en est suivi un mouvement emphatique qui s'est emparé de maints pays arabes, on se rendra bien à cette évidence que c'est bel et bien dans un pareil processus que prennent souvent place les possibilités historiques de la renaissance nationale. Si nous empruntons cette rétrospective — ne serait-ce qu'en raccourci —, c'est sans doute en raison des représentations tout inversées qui tiennent généralement dans l'esprit commun, prenant une chose pour une autre, tel que prendre une année de peine pour une seconde de jouissance, une révolution nécessairement captive de son procès dans son devenir, œuvre créatrice d'avenir pour la figure d'un produit jeté sur le marché ou d'une anicroche n'attendant qu'à être apostrophée par je ne sais quel rappel à l'ordre‑: «Suffit‑!…», «Au travail‑!…», «Circulez‑!»… sans reste. La grande méprise, sur ce point, la voici‑: il s'agit bien d'un oubli qui fonctionne comme armure, oubli de tous les sacrifices qui ont accompagné l'enfantement de cette révolution, de tout ce qui a fait d'elle une véritable tempête spirituelle portant haut et large le symbole de la dignité. Par cette précision, nous voudrions dénicher des schémas qui fonctionnent aux préjugés chez ceux qui se sentant tant pressés de recouvrer leur «calme» conservateur — en raison sans doute du «silence» endémique auquel ils se sont habitués — ont eu tendance à vite réduire, conséquemment, la révolution au silence en court-circuitant son parcours. Prise dans le sens que lui donne cette réception un peu trop frileuse, la révolution est naturellement appréhendée à travers le vecteur marquant de n'importe quel «produit» livré au plaisir vorace de sa consommation ou au déplaisir dédaigneux de son rejet. Dans les deux cas, la révolution réduite au silence ne répond plus‑: elle se perd dans l'oubli total et immédiat de sa provenance comme tresse dans la détresse, comme sacrifice et espoir de liberté. Aux sensibleries conservatrices, il faut bien dire que la révolution, entendue comme vitalité et créativité de tout un peuple, ne peut s'entendre que sous des points de vue aussi multiples et différents que le sont les vecteurs de réception où elle s'actualise et se focalise. Elle peut paraître comme un simple «étant» exposé au néant qui l'entoure, tout comme elle peut s'entendre comme réplique historique majeure à la réification de l'homme dans des rapports sociaux et d'échange où «les hommes ne sont rien, le produit est tout». (K. Marx). Comment alors ne pas saisir, dans tout rapport isomorphe à la révolution, une confusion entre deux modes d'être foncièrement différents que, déjà, les Grecs depuis Aristote avaient veillé à tenir distincts‑? En effet, la vie des hommes, précise Aristote dans sa Politique, relève de l'excellence en tant qu'elle est «action» (praxis) et non pas «productions» (poiêsis). L'excellence s'oppose à l'inélégance de ce qui se limite aux besoins médiocres. En même temps qu'elle singularise, l'excellence s'inscrit dans une pluralité de sens et se meut dans une ouverture des initiatives, alors que la poiêsis reste prisonnière de l'univocité de son but immédiat qui est l'usage du produit, d'avance défini sous son rapport à l'utile. Envisagée sous le rapport du durable d'un côté et de l'éphémère de l'autre, la comparaison entre «poiêsis» et «praxis» nous révèle une autre espèce d'opposition‑: étant par définition périssable, le consommable ne peut garantir pour lui-même une durée en laissant des traces, celles-ci, entendues comme forme de «dureté» ou d'éternité, ce sont les grandes actions menées à titre d'œuvres données au monde humain par «une intensité passionnée» (H. Arendi), par une pensée de «don», qui est une pensée d'artistes et qui a quelque chose de «prophétique» (R. Barthes), qui l'assurent. On peut, certes, rétorquer que cette intensité passionnée, proposée à tous les lieux possibles du sens — tels des «coups de dés» (S. Mallarmé) jetés comme des éclats dans la nuit de l'histoire — ne va pas sans forme de dérive, lesquelles semblent condamner la révolution à ne pouvoir naître que pour être «désolée» dès qu'elle apparaît livrée au tumulte de son enfantement. Mais n'est-ce pas cela, en définitive, qui n'a pas d'«identifiant» unique et qui fait que la révolution, une fois placée sur la scène du monde, il ne lui reste qu'à en rappeler à l'autre pour parler pour elle, à l'instar de ces myriades de jeunes qui se sont succédé sur les marches du Théâtre municipal ou qui se sont organisés en sit-in à la Place de la Kasbah, ou encore ceux qui — en apparence sur un autre banc — ont manifesté à El Menzah ont tous scandé, dans la discipline et la dignité, les voix de l'avenir dans la liberté — pour tout un pays ? S'il est encore question de parole — du droit à la parole comme devoir de parole — à l'endroit de la Révolution tunisienne, ce n'est nullement par rapport à ce qui signe un temps révolu où «le mot est la mort de la chose» (Hegel), mais bien plutôt en rapport au dedans même du temps de cette même révolution dont les éléments de composition sont encore «flottants» parce que débridés, «sauvages», parce qu'éployés à la faveur des souffles de la créativité révolutionnaires, avant qu'une ligne d'histoire n'advienne pour inaugurer leur tresse et donner unité à ce qui, en lieu et temps de ce qui tombe, fait émerger la lumière qui s'élève.