• La caractéristique essentielle de cette révolution, c'est qu'elle a été faite par les jeunes En visite à Tunis où il a rencontré le Premier ministre intérimaire, M. Béji Caïd Essebsi, avec qui il s'est remémoré plusieurs souvenirs de l'époque bourguibienne, M Jean Daniel, écrivain, journaliste et éditorialiste à l'hebdomadaire Le Nouvel Observateur qu'il a fondé en 1964, a bien voulu s'entretenir en exclusivité avec La Presse. Lui qui a «noué, pendant une partie de sa vie, avec la Tunisie des liens qui ressemblent à des racines», garde beaucoup de bons souvenirs de notre pays dont il a, écrit-il, «accompagné toutes les phases de l'émancipation», et dont il est «devenu un des confidents intermittents de Habib Bourguiba, le fondateur de la Tunisie moderne, qui, avant de devenir un despote plus ou moins éclairé, a été l'inspirateur des grandes libérations comme celles de la femme.» Il se souvient encore de sa blessure lors de la guerre de Bizerte en juillet 1961, événement qui l'a profondément marqué et qu'il a relaté dans un de ses livres «Le Temps qui reste», un essai d'autobiographie professionnelle publié en 1973. D'ailleurs, confia-t-il, «Bourguiba avait demandé à l'époque qu'on publie les passages de cette blessure dans les quotidiens La Presse et Al Amel en arabe». Lui rappelant cette prémonition qu'il avait faite dans une interview accordée voilà quelques années à notre journal, prémonition qui avait été supprimée du texte final, à propos d'une comparaison entre la Tunisie et l'Algérie «pire que la subversion est la démission des élites», il n'a pas manqué de lâcher un petit sourire : «Oui, je le sentais, c'était prémonitoire». A noter que Jean Daniel donnera tout à l'heure à 15h00 une conférence devant le Collège international de Tunis. On a beaucoup dit et écrit sur cette révolution tunisienne. Certains la qualifient de modèle dont pourraient s'inspirer plusieurs peuples, arabes surtout, d'autres d'exception, comment la jugez-vous? Ce qui caractérise cette révolution, c'est qu'elle a été faite par les jeunes et qu'elle affichait une ambition démocratique . Au départ, c'était un soulèvement, devenue après une révolte qui avaient viré, toutes les deux, en insurrection pour aboutir, enfin, à cette révolution que seuls les Tunisiens sont capables de faire. C'est cette jeunesse qui a débarrassé la Tunisie d'un autocrate et de sa famille qui pillaient sa richesse et faisaient régner la peur et la répression.. J'avais écrit que quand «le pouvoir de Ben Ali s'est mis à devenir insupportablement policier et scandaleusement prévaricateur, ce n'est pas un masque qui est tombé, c'est un changement radical et démentiel qui a atteint le despote .Le pouvoir qui corrompt l'a corrompu absolument». C'est peut-être là une spécificité typiquement tunisienne mais qui ne saurait être exportée ailleurs. Certes, elle a fait tache d'huile, inspirant, peut-être, d'autres pays arabes comme l'Egypte ou encore le Yémen et la Libye, mais chaque pays a ses propres particularités, et ce, en dépit du sentiment d'injustice dont souffrent les peuples de la région. Quand les caractéristiques essentielles de la révolution tunisienne ne sont pas réunies ailleurs, la contagion n'est pas évidente. Quelles sont les menaces qui pourraient peser sur la révolution? Toutes les révolutions ont connu des périodes d'incertitude, de flottement et des lendemains pénibles. Personne ne sait jamais ce que peut engendrer un bouleversement politique dans sa forme émeutière puis révolutionnaire. La Révolution française a été marquée par la terreur, a connu plusieurs convulsions avant de voir la démocratie s'instaurer. Les difficultés et les problèmes sont, même, les corollaires de toute révolution. Mais je pense qu'il ne faut pas tomber dans le pessimisme. Car tout cela aide beaucoup plus qu'il ne freine la transition démocratique. Ayant une vision historique des choses, j'ai dit sur plusieurs chaînes de télévision, qu'il ne faut pas avoir peur et, qu'au contraire, chaque citoyen doit faire l'histoire de son pays. La difficulté réside dans l'obligation de choisir des constituants représentatifs de la révolte. Mais toutes les menaces peuvent être dépassées, sauf la menace des divisions entre les gens et notamment les acteurs de la vie politique. C'est, à mon sens, le plus grand danger qui pourrait guetter une révolution. Il faut avoir une vision claire des choses pour pouvoir arriver à bon port. L'union sacrée autour des principes de la révolution est le ciment national qui favorise l'appartenance à une seule et même nation. La question sociale doit être au cœur de la révolution. Les jeunes se sont soulevés contre l'injustice sociale, les disparités régionales, le chômage et la précarité. Ils attendent des réponses à leurs revendications. Ce sont là, à mon avis, les véritables défis de la prochaine étape. Vous qui avez connu de très près Bourguiba, n'hésitant pas à le critiquer quand il le fallait, comment voyez-vous l'arrivée de deux hommes de sa vieille garde au sommet de l'Etat, même intérimaire? Ecoutez, Bourguiba était un visionnaire et curieusement les gens se souviennent de lui quand la situation empire. Il a marqué son époque et marqué l'histoire du pays pour lequel il a, énormément, fait. Voir un homme comme Béji Caïd Essebsi à la tête de ce gouvernement de transition a, je pense, inspiré confiance aux Tunisiens de par son expérience et sa ténacité. D'ailleurs, j'ai trouvé chez M. Caïd Essebsi une vision remarquable de la situation du pays. Il est évident que le peuple voulait un homme en mesure d'assurer la transition tant souhaitée et revendiquée, un homme qui ne confisquerait pas sa révolution. Mais il a été très difficile, pour faire surgir une nouvelle élite dirigeante, de faire le tri entre ceux qui se sont, volontairement ou non, compromis avec Ben Ali et ceux qui se sont réellement opposés à lui. Quel pourrait-être l'apport de l'Europe dans l'accompagnement de cette transition vers la démocratie mais aussi et surtout vers un meilleur développement économique plus juste et plus équitable? Plutôt un apport financier et logistique pour soutenir l'économie tunisienne. Aussi faut-il que le gouvernement prépare des plans de relance précis pour une meilleure utilisation des aides qui pourraient provenir de certains pays européens ou autres. Quant à la transition démocratique, elle doit être l'affaire des seuls Tunisiens qui savent, maintenant, ce qu'ils veulent et jusqu'où ils peuvent aller. Mais attention, la contestation n'est pas forcément une révolution et la révolution n'est pas forcément une démocratie. Toutefois, j'ai espoir que les Tunisiens qui ont mené seuls leur révolution, sauront taire leurs différences pour bâtir ensemble leur démocratie. Ces soulèvements et ces révoltes que connaissent plusieurs pays arabes annonciateurs de changement de régime vers plus de liberté et de démocratie, ne militent pas, à votre avis, en faveur d'une nouvelle approche du conflit israélo-plestinien, voire d'un règlement définitif, juste et équitable? Je dirais même c'est le moment pour les jeunesses palestinienne et israélienne de faire bouger les choses, en agissant, simultanément sur leurs gouvernements et dirigeants respectifs pour aboutir à un règlement définitif de ce conflit qui dure depuis des années. C'est l'occasion, aussi, pour les jeunes Marocains et Algériens de faire « raisonner » leurs gouvernants pour trouver une solution finale au conflit du Sahara qui empoisonne les relations entre les deux pays et entrave la construction du Maghreb.