On s'interrogeait, dans cette maison au style traditionnel qui tient lieu de Collège international de Tunis du côté de Bab Menara, si l'intellectuel français, l'écrivain et l'éditorialiste du Nouvel Observateur, Jean Daniel, pourrait assurer sa conférence comme prévu hier après-midi. Les gens qui étaient venus l'écouter, lui dont on sait qu'il a toujours vibré pour notre pays, attendaient depuis un moment. Et finalement, il arriva, l'air un peu fatigué mais serein, un léger sourire éclairant son visage. L'écrivaine Hélé Béji, chez elle dans les lieux, expliquera que c'est la quatrième fois que son invité parlait dans ces murs… Mais la première fois qu'il le faisait dans la période post-révolutionnaire. Elle dira deux mots aussi de la façon, illégale, dont se tenaient auparavant les rencontres : «On a pratiqué la politique du fait accompli !». Il s'agissait de gérer les entraves… Elle s'interrogera aussi sur cette maladie qui nous a frappés dans le passé et qui a fait de nous des complices collectifs de la dictature… «Afin que ne surgisse pas une nouvelle anomalie», fait-elle valoir. Quand Jean Daniel prend la parole, c'est avec une voix fragile et presque en s'excusant, parlant «d'outrecuidance» à entretenir les Tunisiens de ce qu'ils ont fait eux-mêmes. D'où des souvenirs : une certaine rencontre avec Michel Foucault à Porto Farina (Ghar El Melh), le retour à Paris en plein mai 68, les policiers dans la rue, Michel Foucault qui croise le «grand Raymond Aron», lequel Aron s'exclame : «Mais enfin, Foucault, il faut être un peu hégélien : l'Etat doit se défendre !», Foucault qui s'insurge et invoque Nietzsche et son «monstre froid» à propos de l'Etat, puis les étudiants qui lui demandent de parler, et enfin lui qui, comme l'orateur en ce moment précis, répond : «La révolution, c'est vous !»… Jean Daniel tient à partager son expérience d'un mystère et d'un émerveillement : «Il ne faut pas chercher à trouver des raisons»… Les conditions étaient certes réunies. Il y avait «le voyou, l'arbitraire, la pauvreté, mais pourquoi à ce moment précis ? » Une revanche aussi : «On me reprochait des attendrissements» pour la Tunisie. Tunisie dont on disait que Bourguiba avait été trop grand pour elle. Mais le peuple tunisien s'est révélé «capable de grandir son pays»… Et enfin une inquiétude, car la révolution tunisienne n'est pas une révolution de l'indépendance mais une révolution de la liberté… Bourguiba se sentait élu, or aujourd'hui qui représente la révolution ? Le journaliste évoquera à la fin de son propos la façon dont Bourguiba basculera dans un despotisme de moins en moins éclairé. Il se considérait comme le grand instituteur sans qui l'émancipation du peuple ne pouvait se poursuivre : «Un instituteur que le pouvoir a rendu dément», lâche-t-il d'une formule sans détour. Mais Bourguiba présente avec les jeunes qui ont fait la récente révolution un point commun : les deux ont conduit une révolution non violente. Car, s'il y a eu violence au cours des derniers événements, elle vient des policiers et de quelques rares militaires : les jeunes, eux, avançaient «mains nues». Une force qui fut celle de Gandhi, lui qui a obtenu la division des Britanniques grâce à la non-violence. Celle aussi du président de l'Autorité palestinienne, fait remarquer Jean Daniel ! «Le gradualisme de Bourguiba et la non-violence des jeunes est à protéger». Mais, au-delà de ce point commun : «Que va-t-on faire de la conquête de la liberté ?» A la figure tutélaire de l'instituteur s'oppose l'anonymat, le creux… le vide ! Un vide qui appelle sans doute une tension et une vigilance, on suppose. Mais, contre les «craintes» et la «tristesse» évoquées ensuite par l'un des présents, Jean Daniel répond que «la liberté conquise, c'est la responsabilité multipliée et la nécessité de s'en montrer digne». Et puis, conclut l'éditorialiste, on est face à des interrogations : le drame libyen à nos portes, la construction d'une Constitution alors que l'on assiste à une explosion du nombre des partis censés participer à cette rédaction… La salle l'interpellera ensuite sur la question de l'intervention en Libye : une option qui lui fait craindre, explique-t-il, que l'on retombe dans un scénario similaire à la première guerre d'Irak, où tout le monde était d'accord au début mais où on a rapidement changé d'avis ensuite. Sur l'attitude des Israéliens : «Que voulez-vous qu'ils fassent ? Ils ont fait assez de bêtises : ils ont ignoré le plan de paix de 2002 et empêché le plan d'Obama». Ou encore sur le risque de l'islamisme dans l'avenir politique de la Tunisie. A quoi il répond que les Etats feront un grand pas lorsqu'ils comprendront que l'on ne doit pas laisser le terrain humanitaire aux adeptes de l'islamisme…