Par Mohamed BEN ABDELKRIM* On assiste dans notre pays depuis le 14 janvier 2011 à un défilé de responsables politiques étrangers venus témoigner de leur sympathie et leur solidarité à l'égard de la «Révolution tunisienne» qui a permis de faire tomber la dictature de Ben Ali et encourager d'autres peuples arabes à vaincre leur peur et suivre son exemple pour libérer le monde arabe de ses régimes despotiques. Ces mêmes responsables — qui quelques semaines avant le 14 janvier 2011 présentaient la Tunisie comme un «modèle de réussite économique et de stabilité politique» – révisent leur position et par souci d'éviter de déplaire à leurs opinions publiques, témoignent de leur solidarité et volonté d'apporter leur soutien dans tous les domaines à notre pays (démocratisation, assistance économique, investissement…). Parmi les représentants de nos partenaires traditionnels, la première à venir en Tunisie fut la chef de la diplomatie européenne, Mme Catherine Ashton, qui a annoncé que l'Union européenne est prête à apporter une aide de 17 millions d'euros et a confirmé l'octroi de 240 millions d'euros sur 3 ans déjà programmés durant le régime de Ben Ali. En réaction à cette annonce, le ministre de l'Industrie et de la Technologie de l'époque (qui occupait cette fonction sous le régime de Ben Ali) n'a pas pu s'empêcher de critiquer la modicité de la somme proposée. Par ailleurs, dans une interview accordée à l'Agence Reuters, le 4 février 2011, M. Robert Zoellick, président la Banque mondiale, fait comprendre que les Etats membres de cette institution financière ne sont pas prêts à engager des fonds en Tunisie et en Egypte tant que la situation ne s'est pas stabilisée. Il se dégage ainsi de toute responsabilité concernant l'état dans lequel se trouve l'économie de notre pays que la Banque a accompagné depuis le début des années soixante. S'agissant de la Banque européenne d'investissement (BEI), son vice-président, M. Philippe de Fontaine Vive, a annoncé, lors d'une conférence de presse du 3 mars 2011, un train de mesures comprenant des projets déjà conclus pour un montant de 1.000 millions d'euros, des lignes de crédit d'une valeur de 260 millions d'euros, un soutien au Groupe chimique de 140 millions d'euros et une enveloppe supplémentaire de 300 millions d'euros prévue pour la Banque de financement des PME. M. De Fontaine Vive n'a pas manqué de rassurer les Tunisiens en leur promettant que ces montants peuvent être doublés en 2011 si l'économie et les réformes redémarrent. Seulement, le vice-président de la BIE ne s'est pas inquiété du fait que la Tunisie, déjà lourdement endettée, devra rembourser ces emprunts énormes. S'est-il demandé si notre pays qui traverse une crise économique grave et qui doit faire face à des défis vitaux pour sa stabilité politique, aura les moyens d'honorer ses engagements? En effet, d'après une étude réalisée par l'universitaire Fathi Chamkhi, «la dette extérieure totale (long, moyen et court termes) de la Tunisie s'élève en 2008 à plus de 27 millions de dinars (MD)». La part de l'Etat dans l'encours de cette dette est de 91,9%. De plus, de 1990 à 2008, la somme totale des emprunts à moyen et long termes a atteint 33,6 MD. Durant cette même période, la somme totale remboursée au titre du service de la dette s'est élevée à 38,5 MD, donnant lieu à un transfert total net négatif de 4,9 MD. Notre pays est donc exportateur net de capitaux d'emprunts. L'auteur nous explique que ce taux d'endettement, bien qu'élevé, a été réduit grâce à deux remboursements anticipés de 770 MD réalisés en 2006 et 2007, rendus possibles par des opérations de privatisation. Sur le plan bilatéral, la France propose un «Plan Marshal» pour la Tunisie, mais qui tarde à venir, si jamais il devait voir le jour compte tenu des problèmes budgétaires que connaît ce pays. Quant à l'Italie, c'est sous la contrainte du flux des émigrés tunisiens dans l'île de Lampedusa qu'elle a consenti à dépêcher deux ministres à Tunis pour promettre une aide de 150 millions d'euros. Notre troisième partenaire le plus important, l'Allemagne, qui par contre dispose de ressources importantes, semble se désintéresser de la Tunisie. Pourtant, après la chute du mur de Berlin, ce pays a joué un rôle de premier plan pour assister économiquement les pays de l'Europe de l'Est. Cela laisse à croire que la théorie du «clash des civilisations» est bien réelle pour ce pays qui a une responsabilité historique dans ce qui se passe dans le monde arabe. La Suisse, dont les relations avec l'ancien président étaient des plus mauvaises, contrairement à ce que l'on s'attendait, ne s'affiche pas beaucoup en Tunisie, probablement pour éviter de rendre des comptes sur la question du rapatriement des fonds usurpés par les familles Ben Ali, Trabelsi et autres. Par contre , les partenaires non traditionnels de la Tunisie ont des réponses pour le moins différentes. Le vice-ministre des Affaires étrangères de la Chine propose un don de 6 millions de dollars pour des projets à élaborer conjointement avec la partie tunisienne. Cette offre présente l'avantage de ne pas alourdir le fardeau de la dette, mais dépend de la capacité des deux parties à négocier des projets dans le respect de leurs intérêts mutuels. Les Etats-Unis, qui ne s'intéressaient que peu à notre pays depuis la première guerre du Golfe, font part de leur volonté de le soutenir davantage à condition que son expérience de démocratisation réussisse et offrent 20 millions de dollars pour appuyer les efforts visant l'instauration de la démocratie, l'aide à la restauration de l'économie et l'accroissement des investissements. L'Australie et la Hollande, qui ont beaucoup développé le secteur agricole, proposent d'en faire profiter la Tunisie. Notre voisin, l'Algérie, dont le niveau de développement est comparable au nôtre, nous offre 100 millions de dollars dont 10 millions sous forme de don, un emprunt de 40 millions sur 15 ans avec 5 ans de grâce et un taux d'intérêt de 1% et, enfin, 50 millions déposés à la Banque centrale de Tunisie sans l'ajout d'intérêt sur la somme déposée. Si l'on compare les réponses de ces différents partenaires de la Tunisie, on constate que la meilleure offre, celle qui correspond le mieux à l'urgence de la situation dans laquelle se trouve notre pays et la mieux adaptée à l'action d'un gouvernement intérimaire est celle de l'Algérie. En conclusion, si l'on s'attache à traduire les réponses des principaux partenaires de la Tunisie, on est amené à penser qu'il n'y a pas beaucoup d'espoir de les voir nous apporter un soutien différent et adapté aux besoins de la Tunisie, puisqu'ils semblent nous faire comprendre que notre pays n'a d'autre possibilité que d'accepter de poursuivre l'ancienne démarche de conduite de la politique économique favorisant l'endettement auprès des organismes financiers internationaux et régionaux. Cette politique a montré ses limites pour les raisons suivantes : – Elle contribue à accroître le poids de la dette extérieure d'un pays qui est déjà très endetté et qui peut le conduire vers une voie sans issue. – Elle ne permet pas l'élévation du niveau de l'économie et des transferts de technologie significatifs, condition essentielle pour répondre aux problèmes socioéconomiques que vit actuellement la Tunisie . En effet, la révolution tunisienne a été déclenchée par un problème économique (bien que les débats en Tunisie soient actuellement dominés par les questions politiques) qui a trait au chômage des jeunes diplômés que l'ancien régime a laissé croître et auquel il n'a pas su anticiper ni remédier. Les institutions financières internationales ou régionales telles que la Banque mondiale, la Banque africaine de développement, la Banque européenne d'investissement, la Banque islamique ou autres, qui sont des organismes de prêts, sont-elles capables de contribuer à transformer l'économie tunisienne en une économie plus sophistiquée et complexe afin de permettre de résoudre ce déficit d'emplois qualifiés ? Jusqu'à présent, leur contribution au développement s'adresse à des économies peu complexes et se distingue notamment par l'investissement pour l'infrastructure (routes, barrages, hôpitaux…), l'assainissement d'entreprises ou de secteurs, les réformes structurelles…, mais leurs projets ne contiennent que très peu de transfert de technologie. Outre les reproches classiques qui leur sont faits (manque d'efficacité, excès de libéralisme, manque de prise en compte des aspects sociaux, environnementaux…), seront-elles capables d'aider à relever le niveau de complexité des économies de pays à revenu intermédiaire et de traiter des questions telles que le chômage des jeunes diplômés ? Jusqu'à présent rien ne le prouve. D'autre part, l'attitude de nos partenaires traditionnels fait que le recours aux institutions financières internationales et régionales est la seule voie offerte à la Tunisie qui ne peut plus emprunter sur le marché financier international comme elle le faisait auparavant car cela lui coûtera plus cher, puisque les agences de notation (Fitch, Standard &Poor,…) ont déjà baissé sa note. D'où l'argument consistant à préserver le capital confiance dont jouit notre pays qui risque d'être érodé en cas de rééchelonnement ou d'annulation de la dette, n'a plus lieu d'être puisqu'il est déjà entamé par ces agences. Le système financier international fait qu'un petit pays en développement sans grandres richesses naturelles comme la Tunisie ne peut être que perdant dans tous les cas. La révolution que le peuple tunisien a faite ne pourra être que sanctionnée par un tel système, à moins qu'une autre alternative de financement du développement axée sur l'intérêt national ne soit recherchée à travers d'autres sources qui garantissent davantage l'intérêt de notre pays . Si des réponses ne sont pas fournies à ces questions fondamentales et si les principaux partenaires de la Tunisie continuent à s'en désintéresser, quelles peuvent être les alternatives proposées au gouvernement transitoire qui doit fait face avec les moyens limités, à une récession économique provoquée par une crise mondiale aggravée par une révolution qui a amplifié le problème en touchant des secteurs importants de l'économie (tourisme, agriculture, plusieurs industries, l'investissement extérieur, exportations et autres) ? Il peut soit continuer à endetter davantage le pays auprès de ces organismes financiers, au risque de voir plus tard le prochain gouvernement être acculé à suspendre ses paiements extérieurs ou s'il ne veut pas recourir aux emprunts extérieurs, demander le rééchelonnement de la dette ou son annulation par manque de ressources extérieures. Il est temps donc plutôt que d'organiser une conférence de Carthage sur les réformes économiques et politiques d'engager un débat public sur le remboursement de la dette extérieure afin d'en étudier l'ampleur, les possibilités réelles de remboursement et ses conséquences et l'influence qu'ont eues dans le passé nos partenaires dans le choix en faveur de l'endettement et le poids de la dette. Ce débat devra également examiner l'opportunité de lier le remboursement de la dette due à des pays comme la Suisse, la France ou les Emirats Arabes Unis et autres, à celui de l'argent spolié par Ben Ali et ses alliés.