Par Mohamed Ridha BOUGUERRA Voilà un gouvernement qui est entré en fonction il y a un mois, mais sa démission est déjà réclamée à cor et à cri par une foule impatiente. La question qui s'impose d'elle-même est de savoir si le pouvoir est maintenant dans la rue et s'il suffit de manifester sur l'avenue Habib-Bourguiba ou aux abords de la place de la Kasbah avec «Dégage !» pour seul slogan pour se trouver dans l'obligation de changer d'exécutif tous les mois. On peut se demander aussi si la survie du gouvernement doit dépendre, finalement, d'une minorité agissante qui conteste telle ou telle mesure gouvernementale. Ou encore si le sort de l'équipe gouvernementale doit être réglé sur l'humeur de mille ou de deux mille personnes réclamant sur la voie publique et avec force des mesures concrètes et tout de suite. Impatience ou complot ? Pour compréhensible que soit cette impatience, est-il vraiment juste de juger sans appel le gouvernement de M. Caïd Essebsi sur un laps de temps si court ? Pour habile que soit le Premier ministre, il serait juste de reconnaître qu'il n'est pas un prestidigitateur et ne possède donc ni une solution miracle ni un bâton magique pour résoudre, en moins de temps qu'il ne le faut, tous les problèmes qui se posent au pays. D'un autre côté, est-ce réellement faire preuve de partialité que de déclarer maladroite, sinon étrange, la nomination du nouveau ministre de l'Intérieur dont les états de service sous Ben Ali, particulièrement son précédent passage au sein de ce même département, font véritablement problème ? Comment un vieux routier de la politique comme M. Caïd Essebsi a-t-il pu commettre une telle erreur et prêter si facilement le flanc à la critique, à la contestation même ? Mais cela est-il suffisant pour réclamer la démission et du président de la République et celle de l'ensemble du gouvernement, comme cela a été entendu cet après-midi du 1er avril ? Si le droit de manifester est aujourd'hui un acquis sur lequel il est exclu de revenir, il n'est pas logiquement admissible, d'un autre côté, de confier à la rue la faculté de faire et de défaire les ministères. Pourquoi accorder, en effet, plus de confiance à ceux qui se sont institués les gardiens de la Révolution qu'à MM. Mebazaâ et Caïd Essebsi ? Mais ces jeunes si soucieux de préserver la Révolution iront-ils jusqu'à sacrifier la Tunisie même à leur flamme révolutionnaire ? Car à quoi rime, dans les circonstances actuelles, de réclamer la tête de l'Etat ? A qui profitera le vide du pouvoir ? Y a-t-il ici simple amateurisme politique ou, bien plus grave, devrons-nous soupçonner, malheureusement, un complot contre non seulement la Révolution mais également contre la Nation dans son ensemble ? Cette tentation par le vide qui vise les fondements mêmes de l'Etat doit, en effet, être mise en perspective avec d'autres attaques durant les soixante-quinze jours écoulés depuis le 14 janvier. Il s'agit du harcèlement qui a eu déjà raison du gouvernement Mohamed Ghannouchi ainsi que de la guerre d'usure qui menace sérieusement la viabilité même des trois commissions supérieures chargées d'enquêter sur des faits de corruption, d'abus de pouvoir et celle plus proprement politique. Il est évident que les deux premières touchent à tellement d'intérêts particuliers qu'elles ne peuvent que susciter l'hostilité agressive de nombre de sbires de l'ancien dictateur. Ces derniers, qui sont encore aux commandes dans des milieux si divers, sont ainsi tentés aujourd'hui par une dangereuse fuite en avant dans l'espoir d'échapper aux justes châtiments qu'appellent leurs anciennes turpitudes. Quant au Conseil de l'Instance supérieure pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique dont la mission est de préparer l'arsenal juridique nécessaire à une saine transition démocratique, il fait face à de telles manœuvres d'obstruction que c'est sa paralysie que certains escomptent et avec elle un saut dans le vide juridique, institutionnel et politique qui ne peut déboucher que sur le chaos. Ajoutons à tant de sources de dissension et de déstabilisation les coups de boutoir de l'Ugtt dont les intérêts rencontrent curieusement ceux du Poct et d'autres groupuscules et qui tous appellent à un report des élections de l'assemblée constituante dont la date a été fixée au 24 juillet. Enfin, et pour compléter un tableau si peu reluisant, ce sont maintenant les militants du parti islamiste non autorisé Ettahrir qui montent au créneau, organisent la prière du vendredi sur l'avenue Habib-Bourguiba et protestent ainsi contre laïcs et non-laïcs qui, eux, la veille ou l'avant-veille, dénonçaient d'une même voix le spectre d'une division de la Nation sur la question religieuse. Aussi ne peut-on que répéter après le Libanais Amin Maalouf dont le pays a tellement souffert de la discorde : «Maudits soient à jamais les fauteurs de division!» La nef des fous Faut-il rappeler, enfin, que prolonger indéfiniment la période de transition et donc d'absence d'une véritable légitimité du pouvoir en place, c'est faire courir au pays des risques imprévisibles de dérapage et d'instabilité ? Et cela d'autant plus que, dans le contexte qui est actuellement le nôtre marqué déjà par une anarchie rampante, tous les paramètres sont au rouge: l'insécurité est en train de se répandre d'une façon inquiétante, l'économie est sur le point de connaître une chute abyssale, le chômage est en forte recrudescence et une longue période de récession se profile à l'horizon. Qui a intérêt à nous voir devenir une nouvelle Somalie ? Qui complote dans ce sens ? Qui est en train de transformer notre pays en bateau ivre «plus léger qu'un bouchon [qui danse] sur les flots» ? Pour sa survie comme pour la stabilité du pays, le gouvernement se doit d'apporter des réponses à ces questions, de mettre chacun devant ses lourdes responsabilités et de prendre les mesures qui s'imposent sans pour autant renouer avec les pratiques sécuritaires du régime honni. Il s'agit, pour dépasser sain et sauf le cap de la transition, de stopper la dérive de cette nef des fous où se retrouvent tant les forces contre-révolutionnaires qui tirent vers le passé que les fils zélés et impatients de la Révolution qui, allègrement, ont pris la tête d'une course vers l'abîme ! Ce sont donc les uns et les autres qu'il faudra neutraliser si nous voulons atteindre les rivages où la Révolution de la Dignité fera de la Tunisie un pays libre, tolérant, moderne, égalitaire et démocratique.