Par Mohamed Ridha Bouguerra* Les graves incidents qui ont eu pour cadre l'avenue Habib-Bourguiba vendredi et samedi 25 et 26 février constituent, sans doute aucun, un tournant dans les événements que nous vivons depuis le 14 janvier. Ces affrontements brutaux qui ont coûté la vie à trois manifestants au moins sont à condamner avec la plus vigoureuse fermeté car l'usage d'armes à feu contre de très jeunes manifestants, fussent-ils des casseurs, est inadmissible. Il est utile de préciser, par ailleurs, que les scènes de guérilla urbaine auxquelles nous avons assisté, samedi notamment, ne peuvent être mises sur le compte de la Révolution de la Dignité. Les pavés transformés en projectiles, le mobilier urbain vandalisé, les devantures des magasins saccagées, les voitures particulières incendiées, tout cela ternit l'ère radieuse d'espoir commencée le 14 janvier. Il y a tout lieu de penser que ces actes s'apparentent à un plan B ou C pour faire avorter le formidable mouvement populaire qui a emporté la dictature de Ben Ali. La politique de la terre brûlée, d'abord, mise en pratique par les agents d'Ali Seriati a lamentablement échoué grâce à la conjugaison des efforts de simples citoyens avec ceux de tous les hommes de bonne volonté dans l'armée et à la sûreté nationale. Les nombreux et divers appels à la grève, ensuite, en vue de paralyser la vie économique du pays, tout comme l'énorme vague de revendications salariales, qui sont autant d'entraves à l'action du gouvernement, n'ont pas atteint leur but qui était de déstabiliser le pouvoir transitoire. Malgré un réel et patent déficit de communication, d'évidentes maladresses et un regrettable cafouillage, des mesures de nature politique, sociale et économique ont été prises chaque fois, pourtant, et ont permis jusqu'ici de désamorcer la bombe qui avait pour cible l'exécutif en place. La Somalie, quoi ! Voilà maintenant, cependant, que des manifestations violentes provoquent le pouvoir et le poussent sciemment à la faute en cherchant indéniablement à porter atteinte à l'image du gouvernement auprès de l'opinion publique et à tacher ses mains du sang de jeunes tunisiens. La provocation est poussée si loin que l'on appelle à la condamnation et à la «mort politique» de, M. Mohamed Ghannouchi ! Et cet appel au meurtre a eu lieu, au cours d'un débat sur le plateau de la télévision nationale — alors que depuis deux jours les journalistes observaient une grève — où ne figuraient que des jeunes de la coordination du sit-in de la place de la Kasbah en l'absence de tout représentant de la partie adverse ! En servant de relais à des propos aussi inconsidérés sans permettre à la personne mise en cause de se défendre, la chaîne nationale commet une bien grave faute en contradiction absolue avec les règles déontologiques élémentaires. Tard dans la soirée, le Premier ministre est apparu sur la chaîne El Jazira bien las, la voix cassée et la parole hésitante. Etait-il blessé moralement par le poids de ces morts inutiles ? Par ces propos outranciers le visant ? Etait-il physiquement écrasé par la charge colossale qui est actuellement la sienne et que vient davantage compliquer l'afflux massif et inattendu de nos compatriotes, mais aussi de milliers de ressortissants de pays frères, fuyant l'enfer libyen? Aussi est-on en droit de se demander à qui, finalement, serviront ces diverses et multiformes manœuvres de déstabilisation du gouvernement ? A qui profiteront rumeurs malveillantes, discrédit jeté sur les hommes aux commandes, la mort de ces jeunes probablement poussés à prendre des risques par des acteurs pour le moment dissimulés? A quoi devaient servir les dizaines et dizaines de millions de dinars trouvés dans une Mercedes à Kasserine, ville qui a connu elle aussi des actes de pillage et de déprédation de biens publics et privés commis par des émeutiers qui avaient bien ciblé leurs attaques ? A ce rythme-là, nous serons bientôt sans gouvernement avec les ‘'joyeusetés'' qui vont avec et qui ont pour noms : insécurité, fermetures d'usines, licenciements, salaires impayés, circuit de distribution désorganisé, marché noir… La Somalie, quoi ! C'est là de la politique-fiction ? Pas autant que cela ! Les révolutionnaires de la 25e heure ! Car un retour à la case départ avec RCD et benalistes étant inconcevable, c'est un véritable chaos que l'on nous prépare avec ces gesticulations et ces appels, chaque jour plus assourdissants, à la démission du gouvernement. A moins que, plus probablement, l'on ne veuille, dans certains cercles, une intervention de l'armée qui mettrait une sourdine, sinon une fin, au processus démocratique en cours. Du coup, escomptent certains, seront définitivement renvoyés aux calendes grecques et jetés aux oubliettes de l'Histoire les si nombreux dossiers de tous ceux qui ont longtemps, peu ou prou, profité du système Ben Ali et qui appartiennent aux milieux les plus divers. Les enquêtes sur les responsables corrompus et sur tous les auteurs d'abus et de crimes commis avant et après le 14 janvier, voilà le corps du délit aux yeux de certains qui espèrent par leurs agissements détourner nos regards de leurs méfaits. Voilà ce à quoi il faut mettre fin, jugent les gens concernés et qui agissent dans l'ombre. Mais à tous ces criminels, vieux roublards de la politique, qui ne pensent qu'à sauver leur mesquine peau en se métamorphosant en de petits Machiavel, se joignent, assurément et objectivement, consciemment ou non, les révolutionnaires de la 25e heure et autres ultras de tous bords, apprentis sorciers qui nous mènent allègrement vers l'anarchie où tous croient trouver leurs intérêts ! Que notre vaillante Ligue des droits de l'Homme, le si résistant Conseil national pour les libertés ainsi que tous ceux et celles, courageux acteurs de la société civile qui, dans le passé, nous ont habitués à leur utile et salvateur franc-parler se fassent de nouveau entendre ! Que ceux qui ont, par leur courageuse et inlassable action, préparé en quelque sorte le terrain à notre Révolution-magistrats, avocats, intellectuels, artistes-attirent l'attention de nos concitoyens sur les enjeux du moment et les risques auxquels nous conduiront tous ces fous bien conscients ! Proclamons tous donc haut et fort : Oui à une Révolution mûre et responsable, non à l'alliance avec les fauteurs de trouble! Oui à une Révolution mûre et responsable, non à l'anarchie ! Oui à une Révolution mûre et responsable, non au vide politique ! Oui à une Révolution mûre et responsable compatible avec la transition démocratique ! Oui à une Révolution mûre et responsable nous conduisant à des élections libres ! Demain, il sera trop tard Ici et maintenant, un sursaut de la société civile s'impose comme une urgence. A la suite de Stéphane Hessel, on aimerait crier à l'adresse de nos concitoyens en général et de notre société civile en particulier «Indignez-vous !» Indignez-vous afin d'arrêter l'épée de Damoclès suspendue au-dessus de notre Révolution et de nos libertés menacées ! Indignez-vous afin de stopper les actes criminels des hommes de l'ombre ! Indignez-vous afin de sauver la vie de nos jeunes normalement impatients de jouir de toutes les libertés au risque de se trouver objet d'une indigne manipulation ! Indignez-vous afin de faire barrage à la contre-révolution ! Indignez-vous afin de permettre au gouvernement provisoire de mener le processus démocratique à son terme ! Indignez-vous afin de sauver nos emplois et afin d'en créer d'autres ! Indignez-vous afin de sauver la Tunisie des mains des égoïstes, des hypocrites, des profiteurs et des criminels! Hommes de bonne volonté, l'heure est grave et le Devoir nous appelle ! Demain, il sera trop tard, probablement, pour agir et les acquis engrangés depuis le à jamais mémorable 14 janvier seront perdus ! La Révolution et la Tunisie sont en danger ! Sauvons-les sans tarder ! *Universitaire