Par Walid LARBI * L'acte de juger est un acte crucial : il constitue le dénouement d'un drame. Un jugement reconnaît des droits et des obligations; mais, surtout, il établit la vérité des faits et par-delà, la vérité des personnes, partie prenante de l'affaire. Il marque, à jamais, la vie des personnes concernées par ce jugement. Un conflit éclate entre deux personnes qui se trouvent dans l'obligation de s'en remettre à un juge pour les départager, et du coup, ce juge devient personnage principal dans le drame bien qu'il n'y ait pas agi, dès le départ... ! Toutefois, la première condition théorique de la possibilité d'une justice acceptable pour les acteurs sociaux réside dans son «humanisation». Il faut que nous cessions de concevoir le juge comme un dieu ou comme un vicaire de Dieu ; il faut que cette vision messianique du juge s'estompe ; il faut appréhender le juge comme un humain, bien qu'il exerce une fonction essentielle dans la société consistant à contribuer à l'instauration d'une paix sociale perpétuelle et à participer à la protection des libertés et égalités et à la promotion des droits de l'Homme … Ce juge est, depuis le 14 janvier 2011, objet de controverses politiques, juridiques, judicaires … Mais tout le monde est unanime, aujourd'hui en Tunisie, pour revendiquer «une justice indépendante». Un juge est indépendant lorsqu'il refuse, à l'occasion d'une affaire déterminée, toute immixtion de la part du pouvoir exécutif, pour juger dans un sens donné; lorsqu'il rejette les circulaires relatives à la manière d'appliquer la loi; quand il prend ses distances par rapport aux détenteurs du pouvoir financier, par rapport aux forces militantes partisanes ou associatives; quand il se démarque de l'opinion publique; lorsque, en jugeant, il se détache de ses propres convictions idéologiques, philosophiques, religieuses ou politiques ; quand il ne cherche à satisfaire ni Dieu ni sa propre conscience. Bref, le juge indépendant est libre et souverain. Le juge indépendant étant un juge libre et souverain, cela signifie-t-il, pour autant, qu'on puisse assister à la naissance d'un gouvernement des juges ? Théoriquement, cela est possible, chose qui signifierait que les juges vont s'emparer du pouvoir étatique dans le cadre de ce gouvernement des juges. Or, cette situation est contestable, voire détestable. Car un gouvernement des juges n'est rien d'autre qu'un gouvernement technocratique, antidémocratique. Les technocrates sont des connaisseurs, des spécialistes qui prennent le pouvoir en raison de la technicité dont ils jouissent mais qui, par là même, excluent les «profanes», les non-spécialistes, de la participation à la prise de décision. Or, ces profanes non spécialistes sont des citoyens qui, en tant que tels, ont le droit de prendre part à la chose publique. Dans un régime démocratique, la loi doit faire l'objet d'une délibération libre, horizontale et égalitaire des citoyens. Confier la mission de l'élaboration des normes juridiques aux juges serait en parfaite contradiction avec la démocratie. Donc, le juge indépendant est un juge souverain mais qui ne s'empare pas du gouvernement. Il conviendrait, donc, de faire la distinction entre deux fonctions qui correspondent à deux moments différents : le moment de la création de la norme et celui de la prise de décision. C'est à ce moment-là que le juge est indépendant et souverain. Nous pouvons affirmer que dans la société moderne de la division du travail et de la séparation des pouvoirs, et de par sa fonction, la justice est une autorité investie de la mission d'appliquer les lois écrites, source unique, désormais, de légalité et de légitimité et dont elle n'est pas l'auteur. Le juge est hiérarchiquement inférieur au législateur. La transgression de la loi ferait du juge un tyran … En revanche, la justice doit être appréhendée, sur le plan organique, comme étant un pouvoir complètement indépendant par rapport au pouvoir législatif et au pouvoir exécutif. Cela constitue une des meilleures garanties du respect des libertés individuelles et collectives et de l'égalité des citoyens. Aujourd'hui, il est communément admis, en Tunisie, que des réformes judicaires structurelles s'imposent. Les voies pour assurer cette indépendance de la justice sont connues : consacrer expressément les principes de l'irrévocabilité et de l'inamovibilité du juge, consolider son immunité… Toutefois, ces voies ne concernent que le juge individu. Il y a d'autres voies qui sont en mesure de conforter l'indépendance organique de la justice en tant que pouvoir. D'abord, il faudrait abroger le principe de la subordination du ministère public au pouvoir exécutif. Ensuite, il faudrait supprimer ce fâcheux ministère de la Justice. Le budget de la justice doit être débattu indépendamment de celui des départements du pouvoir exécutif … C'est à ces conditions minimales, pensons-nous, que la justice sera réhabilitée et que la confiance entre les citoyens et les magistrats sera rétablie et quand nous rétablissons cette confiance, nous aurons rendu justice à la justice … !