Par Omar KHLIFI Lors de la signature des accords sur l'autonomie interne de la Tunisie signés le 3 juin 1955, la convention concernant la police stipule que celle-ci devait dépendre, durant vingt ans, des autorités françaises. En outre, la France demeurera responsable de la défense nationale et de la sécurité générale du territoire. Bien que ces restrictions constituent un attribut essentiel de la souveraineté, Bourguiba donne son feu vert pour la ratification des accords. Il faut reconnaître que tous ceux qui avaient pris connaissance des textes complets de la convention ne pouvaient que souscrire à la position tranchée de Salah Ben Youssef qui dénonçait avec vigueur «Ce pas en arrière». En effet, les limitations sont telles que cette convention prenait l'allure d'arrêtés d'applications du traité du Bardo du 12 mai 1881. Les militants sont perplexes; ils ne comprennent pas comment Bourguiba a pu donner son aval à de tels accords. L'optimisme de Bourguiba devenait de plus en plus contagieux et ralliait de nombreux Tunisiens qui, malgré leurs inquiétudes, avaient confiance en Bourguiba. C'était sans compter sur la clairvoyance d'un Bourguiba qui connaissait parfaitement les rouages des milieux politiques français. Il prescrivait, disait-il, d'ouvrir d'abord une brèche, afin de pouvoir déverrouiller l'hermétique dispositif français par lequel s'engouffrera rapidement le flot qui bousculera irrésistiblement toutes les réticences des tenants du colonialisme. Bourguiba est persuadé qu'il aura, en fin de compte, raison. Répétant que l'histoire jugera. Il ajoutera que «le gouvernement français a l'illusion d'accorder à la Tunisie une autonomie limitée, alors qu'il ne fait qu'accorder ce que nous voulions à ce stade». Avec la discorde au sujet de l'autonomie interne entre les deux leaders, un cycle infernal commence. Des citoyens tunisiens issus du même parti, du même quartier, parfois de la même famille se livrent une lutte à mort sans merci. Avec son lot d'assassinats, de tortures, de débats haineux, d'emprisonnements arbitraires, de maquisards qui reprennent le chemin des «djebels» pour affronter les forces tunisiennes… Des enlèvements sont opérés par des milices, les comités dits de vigilance sévissent en plein jour sous prétexte de soutenir l'action de la police. Telles sont les dérives graves auxquelles se livrent le secrétariat général de Ben Youssef et le Néo-Destour de Bourguiba à l'aube de l'émancipation de la patrie. Elles témoignent, en tout cas, de l'âpreté de la rivalité. C'est la guerre civile. Devant l'ampleur de la subversion Youssefiste et, dix jours après la clôture du congrès de Sfax qui trancha en faveur des thèses bourguibiennes, les autorités françaises par dérogation spéciale au texte des conventions, alors que ceux-ci prévoyaient un délai de plus de vingt ans, consentent à transférer le 28 novembre 1955, la responsabilité de l'ordre public et des forces de police au gouvernement tunisien. Cette importante concession ne fait que consolider la politique de Bourguiba. La police aux mains des Tunisiens ! C'est là un acquis non négligeable que le peuple commente avec fierté, mais aussi un argument utilisé par les déstouriens pour démontrer la justesse de leur démarche. Salah Ben Youssef se contredisant d'une façon flagrante, s'insurge secrètement, se gardant bien de le proclamer publiquement, contre le fait que la France puisse céder la responsabilité de l'ordre public au gouvernement tunisien. Roger Seydoux haut commissaire de France en Tunisie, signale à sa hiérarchie, (par un télégramme secret n° 4533 daté du 28 décembre 1955) qu'il a reçu les visites successives de deux amis de Salah Ben Youssef : «…Mes interlocuteurs, qui étaient chargés de messages identiques, m'ont dit que l'ancien secrétaire général s'inquiétait de «l'accélération» de l'application des conventions dans le domaine de l'ordre public, accélération de nature à gêner son action puisqu'elle permettait au gouvernement, et en particulier à Mongi Slim, de disposer de moyens de police qui ne devraient normalement relever que du Haut commissaire… Mes interlocuteurs qui m'ont déclaré que de nouvelles mesures de cet ordre, seraient considérées par Salah Ben Youssef comme une ingérence de la France dans les affaires tunisiennes puisqu'elles tendraient à faire sortir le Haut commissaire de son rôle d'observateur impartial de la politique de la régence. Je ne devais considérer ces démarches que comme «un avertissement amical». J'étais prié toutefois de ne pas me montrer plus libéral en matière d'ordre public, M. Ben Youssef, devant, si je persévérais dans cette voie, tirer les conséquences de mon attitude lorsqu'il serait au pouvoir dans trois mois au plus tard. Les deux visiteurs ne m'ont pas caché que l'ancien secrétaire général s'irritait de son isolement progressif et qu'il désirait me rencontrer en privé. J'ai réservé ma réponse sur la demande d'entrevue, me contentant d'indiquer qu'à Tunis le secret n'était pratiquement jamais assuré. Ces propos, qui traduisent l'inquiétude de Salah Ben Youssef, sont à rapprocher de ceux que m'a tenue SA le Bey». Même le Bey s'émeut de cette tournure et le fait savoir au représentant de la France. Salah Ben Youssef a deux langages différents, l'un pour l'opinion publique, l'autre, plus sournois, destiné à servir ses intérêts politiques. En effet, cinq jours après avoir envoyé séparément ses deux émissaires reprocher ouvertement à Roger Seydoux d'avoir cédé les pouvoirs de police au gouvernement tunisien, faisant comme si de rien n'était, il déclare, le 3 janvier 1955 à Max Zetlaoui de l'agence France-Presse qu'il exige le transfert immédiat et sans conditions au gouvernement tunisien de toutes les responsabilités inhérentes au maintien de l'ordre, auquel ne devra participer, dit-il, aucune autorité française militaire ou civile (?) Bourguiba avait eu raison, moins d'une année après l'autonomie interne qualifiée «de pas en arrière», le 20 mars 1956, un protocole signé par Tahar Ben Ammar et Christan Pineau reconnaissait que la convention du 12 mai 1881, instituant le protectorat français sur la Tunisie, ne pouvait plus régir les rapports entre la Tunisie et la France, et que la Tunisie reprenait ses responsabilités en matière de politique étrangère, de sécurité et de défense. Cet accord conforta Bourguiba dans sa doctrine de la politique des étapes. Alternant le bâton et la carotte, il venait de gagner, haut la main, une manche des plus importantes, plaçant un jalon de plus vers la consécration totale de la souveraineté tunisienne. Pourtant, Ben Youssef, insatiable, s'offusque et dénonce, encore une fois, cette indépendance qu'il considère comme vide de sens. Le 11 avril 1956, soit vingt jours après la déclaration d'Indépendance, le chef du parti majoritaire, Habib Bourguiba, est nommé par décret du Bey Mohamed Lamine 1er, Premier ministre, président du Conseil. Il cumule, par ailleurs, les charges de ministre des Affaires étrangères et de la Défense nationale. Une nouvelle page de notre histoire débutait après une colonisation de 75 ans. La prochaine étape sera le départ du dernier soldat français, après la bataille de Bizerte le 15 octobre 1963.