Djerba est assurément un produit unique au sud du bassin méditerranéen. Milieu naturel, genre de vie, architecture, tout y est spécifique, ce qui fait l'originalité de l'île et son succès auprès des visiteurs dont le nombre va croissant au fil des ans. On serait aujourd'hui tenté de parler de tout cela au passé car Djerba est en train de se métamorphoser. Les aspects de ce changement sont multiples. Ils touchent en premier lieu ce qui est le plus visible : le paysage naturel, l'urbanisme et l'architecture. Ce n'est pas être un incorrigible nostalgique que de regretter menzels et hoûchs, petites mosquées et zaouias aux proportions si humaines, aux lignes si épurées, disséminés dans cette campagne si amicale ; ce n'est pas être rétrograde que de préférer les petites agglomérations si conviviales organisées autour de leurs centres commerciaux et leurs lieux de culte aux gros bourgs actuels qui ne cessent de gonfler dans la laideur des tracés rectilignes. L'état actuel des choses ne découle pas d'une sorte de perversion naturelle du mode de vie contemporain ni d'une quelconque inadaptation à la modernité ; il est le fruit d'un laxisme coupable qui, en dépit de dispositions qui imposent l'adoption par les communes de plans d'aménagement urbain en conformité avec les canons locaux en matière d'organisation des espaces publics et d'architecture, a laissé libre cours aux délires des apprentis architectes et aux phantasmes de propriétaires mal inspirés. Et c'est ainsi que des bâtiments de plus en plus hauts, de plus en plus arrogants se substituents progressivement aux locaux empreint d'une auguste humilité. Le tourisme — un tourisme plutôt mal pensé — n'a pas peu contribué à la dégradation du paysage. Lors même que cette île était destinée à être une candidate idéale pour devenir un pôle haut de gamme, avec des unités de très haut standing pour une clientèle plutôt aisée, le choix inverse a été fait qui a engendré le déferlement du béton sur la plus grande partie des plus belles plages de la côte est avec son corolaire, les débordements sur la campagne environnante. Ces unités hôtelières, à de très rares exceptions près, sont loin d'être, elles aussi, de grandes réussites architecturales. Il en est même qui pourraient être prises comme exemples pour illustrer la laideur. Passe encore que cela se limite à l'intérieur des bâtiments, mais lorsqu'il s'agit des façades, cela devient une affaire publique et les autorités locales sont censées avoir leur mot à ce sujet. Ces autorités elles-mêmes ont souvent été prises en flagrant délit d'atteinte à l'harmonie du paysage, souvent pour d'obscures raisons, sinon, comment expliquer cette voie express qui, contre le bon esthétique aussi bien qu'économique, a été aménagée voilà peu en tant que «projet présidentiel» — donc indiscutable — sur le flanc ouest de l'île, entre Ajim et Sidi Jmour, dernière côte restée sauvage qui pouvait encore receler ce qui restait de la magie djerbienne. L'administration — locale ? régionale ? nationale ? — s'est même ingéniée à enlaidir le premier contact avec Djerba, en érigeant de vilains portillons en béton pour le contrôle de la hauteur des véhicules au seuil de l'embarcadère du Jorf. Une structure moins massive aurait été plus indiquée. Les choses en sont là. Faut-il désespérer ? Assurément pas car Djerba a encore plus d'un tour — de magie — dans son sac. La plus grande partie des dégâts peut-être rattrapée à la condition express que les citoyens soient de la partie car le tourisme est la principale source de richesse de l'île. Or, la disparition de l'originalité de l'île qui réside dans ses spécificités naturelles, urbaines et sociologiques ôterait autant de raisons de se rendre à Djerba.