C'est dans un contexte de médias déverrouillés, «débénalisés», selon l'expression d'Ignacio Ramonet, et de conquête d'une parole longuement confisquée, que les journalistes tunisiens ont célébré hier la Journée mondiale de la liberté de la presse. Cet événement a été institué par l'Assemblée générale des Nations unies il y a près de vingt ans. Ses valeurs s'enracinent dans l'esprit de l'article 19 de la Déclaration des droits de l'Homme de 1948, qui affirme haut et fort : «Tout individu a droit à la liberté d'opinion et d'expression. Ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre sans considération de frontières les informations et les idées par quelque moyen d'expression que ce soit». Depuis 1993, l'Unesco est chargée de coordonner les activités et les débats, qui se déroulent le 3 mai. L'Organisation onusienne pour l'éducation, la science et la culture a donc ouvert hier le bal de la Journée de la liberté de la presse en organisant un colloque au Centre culturel d'El Menzah VI sur le thème : «Les médias du XXIe siècle au service de la démocratie». Inauguré par les représentants de l'Unesco pour le Maghreb et des Nations unies en Tunisie ainsi que par M. Taïeb Baccouche, ministre de l'Education, le colloque a réuni des spécialistes des médias, des juristes et des journalistes autour de questions liées à l'exercice de la profession aujourd'hui dans un univers caractérisé par l'entrée en jeu de supports technologiques et virtuels d'expression. Réseaux sociaux : un discours de rupture Professeur à l'Ipsi et membre de l'Instance nationale indépendante pour le secteur de l'information et de la communication, Larbi Chouikha a commencé son intervention en évoquant les difficultés que rencontraient l'année passée encore les militants des droits de l'Homme et des libertés lors de cette journée. Lorsque se réunir était synonyme de tracasseries avec le pouvoir policier, qui faisait tout pour parasiter la moindre activité. «Je vois dans cette salle plusieurs visages que je n'aurais jamais pu imaginer célébrant la liberté de la presse. Jusqu'a quel point acceptent-ils vraiment de faire immersion dans l'esprit du 14 janvier et de ne pas freiner ce nouvel élan ? Comment démêler le vrai du faux ?», s'est-il interrogé, les propos démunis de tout sens de la provocation. En tant que chercheur, Larbi Chouikha a suivi l'évolution de l'usage d'Internet par les jeunes. Bien avant le 17 décembre 2010, les sites comme Takhriz (Ras le bol) ou Tunezine de feu Zouheïr Yahaoui ont démontré à quel point les moins de trente ans étaient loin de correspondre à l'image de khobziztes (matérialistes) qu'on voulait leur prêter. «Et si la contestation ici se faisait auparavant à travers la presse étrangère, les pétitions et les communiqués locaux voire des grèves de la faim, le ton général des revendications restait dominé par la conciliation. Le mode d'action se radicalisant via les réseaux sociaux, le discours prend l'allure d'une rupture avec le régime en place», a souligné le conférencier. Il continue sa réflexion : «Nous constatons qu'en cette phase de transition démocratique, l'intérêt pour Facebook n'a pas baissé, personne ne peut plus y échapper. Révélateur de photos et de déclarations que certains voudraient bien cacher aujourd'hui, il a pris une importance politique capitale. Surtout à un moment où les médias traditionnels n'arrivent pas à gagner en autonomie et en originalité par rapport aux thèmes prospectés. Cependant il faudrait le dire et le redire, Facebook ne correspond pas à la vérité. Aux journalistes de soumettre cette source à la critique et à la vérification». Comme François-Bernard Huygues, chercheur à l'Observatoire géostratégique de l'information, Larbi Chouikha rappelle que les nouveaux médias n'ont pas été au centre du déclenchement de la Révolution tunisienne. Ils l'ont juste accompagnée. Détournements Dans son intervention, F.B Huygues fait une lecture de tous les détournements qu'ont subis Facebook, Twitter et les blogs lors des évènements tunisiens. Facebook y perd son aspect nonchalant et narcissique (exhiber sa liste d'amis et ses albums photo), Twitter, sa fonction de «système de gazouillis», et les blogs, leur forme servant essentiellement d'étalage (bavardage) des égos. Le chercheur parle à ce propos de «bricolage» et d'«improvisation»: «Les réseaux sociaux deviennent des instruments de coordination lors des manifestations et les blogs les porte-parole de toute une population interdite des médias officiels. La débrouille se poursuit avec les téléphones et les modems. Plus que la découverte de la vérité, l'usage de médias inventifs a permis aux communautés de vibrer ensemble d'une même passion, la passion politique, celle la par laquelle on peut mourir et tuer». D'autres équilibres se développent liés à «la faiblesse du fort et à la force du faible». Or F.B Huyghe prévient : «Le fort n'a pas totalement perdu. Il peut toujours inventer d'autres techniques pour filtrer l'information, la contrôler, la falsifier. Aux dernières nouvelles, les autorités iraniennes viennent d'annoncer le lancement bientôt d'un Internet «halal», politiquement et religieusement correct». Directeur du Monde Diplomatique jusqu'en 2008, journaliste et théoricien des médias, Ignacio Ramonet, longtemps considéré comme persona non grata en Tunisie où son journal a souvent été censuré, a également fait partie des invités du colloque d'hier. Personnalité très respectée dans le métier, l'ancien directeur du Monde Diplomatique, né sous Franco en Espagne, est aussi un militant altermondialiste. Il vient de publier un ouvrage intitulé : «L'explosion du journalisme». Des révolutions ? Le monde en a connu plusieurs au vingtième siècle notamment, en Espagne, au Portugal, dans les pays de l'Europe de l'Est, en Amérique latine. Justement c'est en Amérique latine que le bât blesse. La bataille des médias n'y est pas encore gagnée, note Ignacio Ramonet en pessimiste de la raison : «Elle est même souvent perdue. Car à la censure politique succède le pouvoir de l'argent». Des médias de masse à la masse des médias Le paysage brossé par le conférencier sur cette période d'adaptation des médias à un nouvel «écosystème» n'est pas très rose. Lorsque l'ère des médias de masse se transforme en une ère de masse des médias, selon son expression, le journalisme traditionnel se désintègre (aux Etats Unis 120 journaux ont disparu). Les journalistes connaissent une crise d'identité due à leur mise en concurrence avec les citoyens blogueurs. La question de la spécificité du journaliste est au cœur de toutes les polémiques. Des sites très fréquentés proposent à des personnes voulant écrire des thèmes sur la vie quotidienne. Ils seront payés selon le nombre de clics effectués par les internautes. L'ancien directeur du Monde Diplomatique poursuit: «D'un autre côté les médias traditionnels sont pris par une course contre le temps. L'obsession de la rapidité les conduit à multiplier les erreurs. Je citerais l'exemple de la récente nouvelle concernant l'assassinat de Ben Laden. Nous avons eu connaissance de l'information avant-hier matin. Les gens se sont précipités alors sur Internet et les télés où on a découvert une image, validée par tout le monde alors qu'elle s'est révélée fausse par la suite. On n'a plus le temps de vérifier l'information. Revenons au sens du mot journaliste : c'est l'analyste d'un jour. Mais voilà que l'on perd la périodicité des 24 heures. Le journaliste est-il devenu un «immédiatiste?». Pour Ignacio Ramonet plus que jamais aujourd'hui les journalistes sont indispensables. Ils apportent au public une fiabilité de l'information garantie et validée par leurs médias. «De la qualité de l'information dépend la qualité de la démocratie et vice versa», conclut-il.