Par Abdelkrim ALIBI* Depuis la révolution du 14 janvier, «le développement régional» est devenu un thème à la mode dans toutes les bouches (populations des zones concernées, associations, partis politiques et gouvernants...). Il y a même eu la création de tout un ministère dédié au développement régional. Ce ministère nous a annoncé qu'à partir du second semestre de cette année, les parts respectives des zones côtières et celles des zones de l'intérieur dans l'enveloppe budgétaire consacrée aux dépenses d'investissement seraient inversées, pour passer respectivement de 80-20% à 20-80%. La loi de finances rectificative qui vient d'être publiée a fixé l'enveloppe globale à 21.330 millions de dinars (soit 11% de plus que le montant initial, qui était de 19.192 millions de dinars). Ce qui est frappant, mais compréhensible, c'est la part de l'enveloppe budgétaire allouée aux projets de développement, qui représente moins de 20% de l'enveloppe globale d'une part et la baisse (moins13%) de l'enveloppe elle-même qui passe de 4.818 MD à 4.181 MD, d'autre part. Ainsi donc sur la base des nouveaux ratios de 80-20, les zones défavorisées de l'intérieur vont bénéficier d'une enveloppe budgétaire destinée aux projets de développement de 3.344,80 MD contre 836,20 MD pour les zones côtières. Cela étant, plusieurs questions méritent d'être posées : La première question qui vient à l'esprit concerne la nature de ces crédits. En effet, les 4.181 MD évoqués plus haut concernent des crédits d'engagement et non des crédits de paiement, les premiers étant destinés à engager des projets alors que les seconds sont destinés à en payer les factures, une fois réalisés. Engager des projets est une chose et en payer réellement les factures étant toute autre chose. Le risque réel est de voir l'Etat engager des projets de développement mais se trouver ultérieurement avec des difficultés de paiement. Ne risque-t-on pas de voir des projets inachevés, des entrepreneurs impayés? Il faudrait donc bien être conscient de la question et s'y préparer réellement La seconde question concerne la nature des projets de développement qui seront financés et le rythme de leur réalisation. Il n'est pas difficile d'imaginer qu'il va s'agir beaucoup plus de projets d'infrastructure (routes rapides, pistes rurales, aménagement de zones industrielles et touristiques, hôpitaux, écoles...) que de projets productifs (l'Etat investit plus dans les cimenteries, les briqueteries, les usines de tomates, de chaussures, les hôtels...). Il faudrait également se le dire clairement que ces projets d'infrastructure nécessitent beaucoup de temps aussi bien pour les études de conception que pour la réalisation. En effet, les procédures administratives pour les marchés publics sont trop longues, et ce malgré le semblant de souplesse qui vient d'être introduit (décret 623 du 23 mai 2011). A titre d'exemple, dans le secteur de la santé publique, où les structures chargées des achats publics des équipements sont, relativement, parmi les mieux organisées, les délais d'acquisition d'équipements (scanners, IRM, échographies…) peuvent aller jusqu'à plusieurs années. Une révision complète des procédures de passation des marchés publics s'impose donc, ce qui nécessite la conjugaison des efforts de toutes les parties en y associant les professionnels du secteur privé. Dans ce cadre, on pourrait avancer deux idées. D'abord associer des investisseurs privés à des investisseurs publics dans certains projets de développement, par exemple dans le domaine de la santé publique, notamment dans les équipements lourds (scanners, IRM…). On pourrait imaginer que des réalisations mixtes soient implantées à l'intérieur même des enceintes de certains établissements hospitaliers, d'autant plus que la majorité des actes est aujourd'hui prise en charge par la Cnam, qu'elle soit effectuée dans des sites publics ou des sites privés. Cela pourrait activer la réalisation de ces projets et en faciliter la gestion. Ensuite on pourrait envisager la discrimination positive pour la réalisation des projets publics. Il s'agit d'encourager, voire de favoriser, les entreprises qui sont (ou seront) implantées elles-mêmes (et non par des bureaux régionaux) dans les régions où seront réalisés ces projets. A titre d'exemple, les projets de construction de routes, écoles, hôpitaux… de petite et de moyenne taille pourraient être confiés à des entreprises régionales. Il est aberrant et plus coûteux de faire construire un hôpital ou une école à Kasserine ou à Sidi Bouzid par une entreprise implantée à Tunis. Une entreprise régionale serait mieux indiquée. Cela permettra de faire travailler la main-d'œuvre régionale et de réduire les coûts des projets. La troisième concerne la complémentarité des régions. Cette question concerne aussi bien les projets d'infrastructure que les projets productifs. Depuis le début de la révolution, combien de gouvernorats demandent (voire exigent) leur propre CHU (centre hospitalo-universitaire) ? Combien de délégations demandent (voire exigent) leurs propre hôpitaux régionaux, leurs propres antennes de la Steg, de la Sonède…? Combien de régions demandent (voire exigent) de voir s'installer chez elles des usines ? Certes on peu bien comprendre les demandes des ces régions, de ces gouvernorats et de ces délégations, dont la population a été sevrée pendant longtemps presque de tout. Mais l'on sait que l'Etat ne pourrait pas construire des CHU, des universités… dans toutes les régions et que des briqueteries ne pourraient pas être construites également dans toutes les régions. La solution consisterait d'abord à diviser le pays en 4 ou 5 zones et que les projets seraient réalisés par zones en fonction des spécificités et des ressources de chacune d'elles. Il est évident que chaque zone devra inclure des gouvernorats relativement développés et d'autres qui le sont moins (il ne sert à rien de regrouper les pauvres ensemble et les riches ensemble); et que les idées de projets devraient venir de ces zones et non de la centrale. En ce qui concerne les services publics (eau, électricité, Cnss, Cnam, bureaux de l'emploi) qui manquent terriblement dans beaucoup de régions, la solution consisterait à doter chaque gouvernorat d'une direction régionale (une Sonède, une Steg, une Cnam…) et d'installer des antennes dans chaque délégation tout en les regroupant dans des locaux communs (un local pour abriter la Steg et la Sonède, un autre pour abriter la Cnss et la Cnam…) La quatrième question concerne les avantages qui seraient accordés par l'Etat pour attirer les investisseurs privés pour venir s'installer dans les zones de l'intérieur. Même si on peut compter sur le patriotisme des investisseurs tunisiens (peut-on demander du patriotisme aux investisseurs étrangers ?), on sait que le profit reste le critère numéro un pour tout investisseur. Il est certain que l'Etat va mettre en place (encore) des avantages financiers (subventions) et fiscaux (exonérations fiscales) pour attirer les investisseurs privés vers ces zones. Ces solutions risquent d'avoir des effets pervers. En plus des budgets importants qu'elles pourraient nécessiter, ces subventions risquent d'encourager des promoteurs à gonfler les coûts des projets (on l'a vu dans l'hôtellerie par exemple) afin de bénéficier de ces subventions, sans se soucier de leur rentabilité. Par conséquent, la vigilance, quant à l'évaluation des projets, doit être de mise. Par ailleurs, au lieu d'allouer ces subventions aux promoteurs, l'Etat pourrait donner en faveur des employés (et non du promoteur) le montant correspondant aux subventions, sous forme de dotation en capital (participation des employés au capital), sous diverses conditions: plafonner cette participation (25% du capital, par exemple), priver ces actions de droit de vote aux assemblées (afin d'éviter la réticence des promoteurs) et enfin récupérer les montants avancés sur une longue période (par un prélèvement sur les dividendes des bénéficiaires). Cette solution aurait un triple avantage: éviter de subventionner les projets surévalués, rapprocher les employés du projet (ils vont eux-mêmes s'investir dans le projet et le protéger) et enfin récupérer les montants qui seraient alloués à ces subventions. Les exonérations fiscales, consistant en une simple exonération (ou réduction) d'impôts sur le bénéfice, ont montré leurs limites, d'autant plus qu'elles ne compensent pas réellement les efforts des sociétés qui en bénéficient d'une part et qu'elles réduisent les recettes fiscales de l'Etat d'autre part. La solution idéale serait de lier ces exonérations aux efforts des bénéficiaires en termes de valeur ajoutée: plus la valeur ajoutée serait importante, plus l'exonération fiscale pourrait l'être. La dernière question concerne les projets de développement dans les zones côtières. Certes, il est compréhensible que les montants qui leur seront alloués soient revus à la baisse en faveur des zones de l'intérieur. Dans la pratique, ces réductions vont-elles porter sur de nouveaux projets qui seront différés, voire abandonnés ? Ou plutôt de projets en cours de réalisation qui seront redimensionnés et/ou reportés ? Il serait prudent de bien analyser les projets qui seront affectés par cette réallocation des ressources.