Par Soufiane BEN FARHAT La crise secouant l'enceinte judiciaire est symptomatique. Résumons : le ministre de la Justice a présenté, le 24 juin au Conseil des ministres, le projet de décret-loi portant organisation de la profession d'avocat. Aux dires de M. Taïeb Baccouche, porte-parole du Conseil des ministres, ce projet a été adopté «en tenant compte des intérêts de toutes les parties». «Toutes les parties» signifie, en l'occurrence, les auxiliaires de justice et nombre de professions et corps de métiers directement ou indirectement impliqués. Le distinguo est de rigueur, compte tenu des polémiques que le projet de décret-loi a suscitées dès son annonce. Or, à bien y voir, il n'en est rien. Et pour cause. Quelques heures après le Conseil des ministres, le Syndicat des magistrats monte au créneau. Son principal grief est que les différentes parties n'ont pas été consultées avant l'adoption du projet de décret-loi. Il décide une grève ouverte de la magistrature trois jours durant. La grève est globalement effective. A preuve, le ministère de la Justice l'a nommément condamnée dans un communiqué publié jeudi 30 juin. A l'entendre, la grève des magistrats a «entravé les services judiciaires, dans certains tribunaux, durant trois jours, et porté atteinte aux intérêts des justiciables». Pis, elle a retardé le deuxième procès de Ben Ali, le président déchu. Le ministère fait observer que cette grève «illégale et inexplicable» est de nature à retarder les jugements des affaires et de rendre inutiles les efforts fournis par les juges d'instruction et les chambres d'accusation. De son côté, le juge Ahmed Rahmouni, président de l'Association des magistrats tunisiens (AMT), a vivement condamné, lui aussi, la grève ouverte annoncée par le Syndicat des magistrats. A l'en croire, cette grève a essuyé un cuisant échec. Elle n'aurait servi «qu'à semer un semblant de zizanie» dans le travail de certains tribunaux. Pour le président de l'AMT, «le Syndicat n'est pas représentatif des revendications de la profession et ne saurait perturber le travail de la Justice». Cette attitude est d'autant plus révélatrice qu'à l'annonce de sa fondation, le Syndicat des magistrats a été apparenté par l'AMT à un coup fourré ourdi par le ministère de la Justice à son encontre. Aujourd'hui, de fait, le ministère et l'AMT campent sur la même position farouchement opposée au Syndicat des magistrats. De son côté, l'Association des jeunes avocats a observé un sit-in de protestation le 1er juillet. Elle en veut à la présidente du Syndicat des magistrats, coupable, à ses yeux, de «propos déplacés» à l'endroit des avocats dans leur ensemble. Dans ce concert de passes d'armes, le Conseil de l'ordre des avocats a semblé, quant à lui, soucieux d'éviter les polémiques. Une attitude salutaire en fait. Le proverbe instruit bien que toute chose diminue, hormis les paroles en perpétuelle augmentation. N'empêche. Le projet de décret-loi portant organisation de la profession d'avocat nourrit la polémique et les malentendus. Magistrats, notaires, huissiers-notaires, experts-comptables, et bien d'autres corps de métiers s'en ressentent. Selon le bâtonnier de l'Ordre des avocats, M. Abderrazak Kilani, les griefs ne sont guère fondés. Il a fait valoir, à maintes reprises, que le projet de décret-loi suscite l'appréhension de certains corps de métiers profitant indûment jusqu'ici des prérogatives des avocats. Encore une fois, la mauvaise communication suscite la cacophonie. Le ministère de la Justice en est, en dernière instance, le premier responsable. Il aurait dû rassembler toutes les composantes de la famille judiciaire élargie et des corps apparentés en vue d'une franche discussion. Ils auraient dû discuter, discuter jusqu'à ce qu'ils se mettent d'accord. Et tout accord suppose des concessions de part et d'autre en vue du modus vivendi. Lequel n'exclut guère des promesses et ouvertures à l'endroit de ceux qui se considèrent, d'une manière ou d'une autre, lésés. Autrement, l'absence de dialogue ou les monologues de sourds n'en finiront jamais de produire des effets pervers. Et la famille judiciaire sait plus que tout autre qu'en matière de résolution des différends et conflits d'intérêts, les règles de l'équité suppléent parfois au strict énoncé des lois.