Par Hedia BARAKET Sur l'Avenue Bourguiba, les bancs publics reviennent à la vie. Ces lieux de passage deviennent même de hauts lieux d'expression. Il n'est pas rare d'y croiser de grandes scènes de débats encore invraisemblables il y a quelques mois comme celle-ci : Au crépuscule d'un jour de la semaine, un jeune orateur discourait debout devant un petit public agglutiné sur l'un de ces bancs. Autour, un cercle de curieux ne tarde pas à improviser une agora. Les places debout affichent vite complet et les palabres démarrent. Sans agrandisseur de voix, la parole est un jouet tout neuf que l'on s'arrache avec passion. Alors il n'est pas besoin de prêter l'oreille pour profiter du débat. La discussion de ce crépuscule ordinaire porte sur Dieu et sur les maîtres. Elle se tient à quelques mètres et à quelques jours des incidents de la salle de cinéma AfricArt où un groupe de casseurs a violemment contesté, au nom de Dieu, la projection d'un film et la tenue d'un débat. Sur le banc public et tout autour, les avis se partagent, aussitôt, entre ceux qui défendent la libre expression, ceux qui dénoncent «la provocation» contenue dans le titre initial du film «Ni Allah, ni maître» rebaptisé «Laïcité, Inchallah», et ceux qui condamnent fondamentalement la violence aussi «provoquée» soit-elle. Mais la palme du public revient visiblement à ceux qui soutiennent avec rhétorique et force arguments que du côté de l'artiste libre comme du côté du casseur barbu, l'intention est malheureusement la même : imposer son diktat pour contrecarrer celui de l'autre, se livrer «un même combat de dogmes», «convoiter un même pan de territoire», qui sous le couvert de l'art, qui sous la menace du sabre… Là où la démocratie naissante, la concitoyenneté et le vivre ensemble font place à tous. Les illuminés du banc public se défendent d'être «naïfs». L'intrusion violente dans une salle de cinéma les intéresse mais ne les obsède pas. Pour eux, elle ressemble à une sorte de périlleux «marquage de territoires» par des lignes rouges que ni la foi, ni la loi ne prévoient et dont le pays peut très bien se passer dans l'échelle serrée de ses priorités. Ils trouvent néanmoins qu'elle ne tombe pas du ciel mais qu'elle s'inscrit dans ce qui ressemble de plus en plus net à un calendrier. Pour la mémoire, il y aura eu — portant la signature des mêmes casseurs — les attaques simultanées contre la maison close et les manifestations féminines, l'agression du cinéaste Nouri Bouzid, les assauts répétées contre les théâtres, les espaces de la culture et les fêtes privées. Mais plus que tout et dans l'impunité totale, les casseurs ont, à maintes reprises et à plusieurs endroits, déchiré et piétiné le drapeau national, le remplaçant par une banderole au nom de Dieu et du Prophète… Voilà un acte qui dépasse de loin la simple réponse à la provocation et le seul affront à la culture et à l'art. Voilà une remise en question de l'histoire, du projet de société, des valeurs et des symboles d'un pays tout en entier, d'une patrie. Jusqu'où ira cette remise en question, au nom de qui et de quoi ? Qui sont les salafistes — ? Qui sont «les curieux individus qui, parfois, laissent tomber leurs barbes en fuyant»? Et si demain, ils signifiaient aux dix millions de musulmans et non musulmans que nous sommes que même notre islam n'est pas le leur, n'est pas le bon ?... De quelle légitimité héritent-ils pour dessiner des lignes rouges à l'intérieur même d'un pays et d'un peuple musulmans ?... Questionnent les illuminés du banc public en écho à dix millions de citoyens. Enflammée, imprévisible, la discussion finit, à la longue, par s'enliser dans les arcanes des mots provocation, art, liberté, censure, religion et, à nouveau, provocation… Mais quelque chose dans ce débat spontané et bon enfant aura déjà été dit : la liberté est une infinité de voies, non un bornage pathétique et apeuré. La démocratie est un partage, non un marquage délirant de terrains. Tout comme la Tunisie, ses beaux visages et ses régions et ses populations sinistrées par tant d'années de spoliation…