La poésie est une libération: naturellement, si Gœthe avait été peintre, c'est de la peinture qu'il aurait parlé ainsi. Tous les arts sont des moyens de libération puisqu'ils sont des moyens d'expression. La plus mauvaise peinture comme le plus merveilleux poème trahissent les aspirations et les obsessions les plus secrètes de leur auteur; c'est que celui-ci s'y est livré, quelquefois même inconsciemment, et beaucoup plus qu'il ne se l'imaginait (comme nous nous livrons inconsciemment dans notre écriture). Dans ce sens-là, se livrer c'est se délivrer. La poésie est une libération : que le poète écrive pour nous dire ses espoirs, ses regrets ou ses angoisses, il écrit toujours pour se débarrasser d'une émotion, d'un poids qui compromettait son équilibre. C'est ainsi qu'il les utilisera pour se réaliser. (Et c'est en cela que les malheurs lui seront salutaires, dans la mesure où, en les surmontant, il créera de la beauté). Cela pourrait faire penser que, disposant de ce merveilleux moyen pour y parvenir, le poète est l'homme le plus capable d'obtenir cet équilibre; ce serait vrai s'il n'était pas possédé du désir de créer qui l'oblige, pour réaffirmer sa propre valeur, à se maintenir dans un état favorable à la création, c'est-à-dire à entretenir en lui une continuelle tempête intérieure, ce long dérèglement de tous les sens dont parle Rimbaud. Le poète est un homme que sa vocation oblige à être perpétuellement à la merci de ses passions, à être un objet toujours disponible aux moindres appels de sa sensibilité, la poésie est la libération. Je t'ai dit que tous les arts sont des moyens de libération. Il faut reconnaître que la poésie est un moyen privilégié. Si elle demande cette perpétuelle disponibilité de la part du poète, elle n'exige pas la discipline, l'emprisonnement (aussi bien physique que moral) qu'exige le roman. Le poète n'est jamais prisonnier que de ses libertés. De plus, le poème se plie au mouvement de l'âme plus souplement qu'aucun autre moyen d'expression car il n'a pas besoin de recourir à la transposition et sa petitesse permet de laisser une beaucoup plus grande place à l'inspiration immédiate (alors que le romancier ou le peintre qui élaborent souvent leur œuvre pendant des mois ou même des années sont obligés de remplacer leur inspiration par le travail. Il ne faut pas croire que le poète soit moins travailleur que le romancier, mais simplement que le poème laisse une plus grande part à la trouvaille alors que le roman, le film ou la fresque réservent cette part au développement logique. Ce n'est plus exactement ce qu'on peut appeler une libération). Le lecteur, en lisant le poème, ressentira cette même émotion qui, chez le poète, l'avait fait naître. Il deviendra pour quelques instants cet être plus disponible, plus vulnérable, avec son cœur parfois comme un boulet, qu'on traîne, mais par là même plus perméable, plus sensible, plus libre en définitive, car c'est souvent la connaissance de la terre qui vous rend sublime, la connaissance de la souffrance qui vous rend heureux, la connaissance du mal qui vous rend vraiment bon, et c'est connaître la dépendance qui vous rend vraiment libre. Voilà, c'est tout, naturellement, cela doit sembler un peu compliqué mais c'est toujours la même histoire : quand on aborde un problème de ce genre on a les idées à peu près claires et quand on s'y est engagé plus avant, on s'aperçoit que c'est beaucoup plus compliqué, que c'est rempli de contradictions et qu'il est quelquefois bien difficile de faire une idée avec toutes ces idées opposées. On est finalement poussé à recourir à l'antithèse, ce qui est bien souvent un moyen un peu facile de résoudre des problèmes qui le sont moins.