Rien de tel qu'un bon coup de pied dans la fourmilière pour mettre à nu toutes les tares d'une situation. Et le coup de pied eut lieu. Et quel coup de pied ! Magistral. Toute une révolution. Avant le 14 janvier dernier, les Tunisiens pouvaient débattre (et débattaient) de tout. Mais entre eux, c'est-à-dire entre gens partageant les mêmes convictions, qu'elles soient d'ordre politique, idéologique, philosophique, religieux, esthétique ou autre. Au-delà de ces cercles, la prudence — que dis-je, la méfiance — était de mise. Quand on parlait, on jetait toujours des regards par-dessus l'épaule pour s'assurer que «la voie est libre». Sage précaution pour éviter le brutal rappel à l'ordre policier ou l'opprobre —parfois musclé — du sens commun. Alors, non seulement on en était réduit à taire ses idées, ses envies et même, parfois, ses goûts, mais des fois aussi à proclamer leur contraire ! En somme, la règle était l'effacement ou l'hypocrisie. Sauf pour ceux qui étaient en symbiose avec le système; ceux-là s'affichaient avec ostentation et même avec arrogance. Il en était ainsi de tout sauf de la trivialité, chose la plus démocratiquement partagée par l'ensemble du peuple tunisien, sans distinction de classe («classe» étant une catégorie qui englobe ici tous les paramètres : sociaux, économiques, culturels, politiques et même religieux; ou presque). Dès qu'un Tunisien (et de plus en plus de Tunisiennes) ouvre la bouche, c'est presque systématiquement pour en expulser d'abord des insanités. Un jour, je me suis fait prendre à bord d'un taxi dont le chauffeur fulminait. Il venait de débarquer une jeune fille qui avait osé proférer au téléphone quelques échantillons de ce discours fleuri dont le dernier d'entre nous excelle dans le maniement. Posément je l'interroge pour savoir ce qui le choquait le plus : les propos ou leur source ? «La jeune fille, bien sûr !». Bien sûr. Je lui demandai s'il avait des enfants en bas âge. Il me répondit que oui. «Une fillette parmi eux?» Oui, encore. «T'arrive-t-il de l'accompagner à l'école?» Oui, toujours. «En cours de route, quel discours entend-elle autour d'elle?»… (Les points de suspension, c'est pour reproduire son silence gêné). Et qui serait en droit, dans dix ou quinze ans, de demander éventuellement à la jeune fille qu'elle sera devenue des comptes sur son vocabulaire? La société qui s'est chargée de son éducation ?... La sainte colère Tout cela pour en arriver à évoquer cette sainte colère qui, l'un de ces derniers jours, a explosé sur les ondes d'une de ces radios que dans la France de naguère on appelait périphériques parce qu'elles n'étaient pas publiques (et qu'on consignait effectivement en dehors de Paris, mais là, c'est une autre affaire). Sur cette station, un auditeur éructait de ce qu'il considérait comme une agression subie à demeure le jour où l'Erudit a osé prononcer en direct le mot «catin». Sacrilège. On ne s'arrêtera pas sur le fait que le Savant n'a pas émis un jugement mais n'a fait que rapporter ce que la tradition chiite dit de Aïcha, l'épouse du Prophète. Et elle le dit effectivement, ce qui n'engage nullement celui qui la rapporte, encore moins dans le cas d'espèce, Mohamed Talbi étant connu pour sa piété, sincère et profonde et, dans cette émission, il ne faisait qu'illustrer les différences dogmatiques entre les deux principaux courants de l'Islam aux temps présents. Bref, cet auditeur s'indignait de l'outrecuidance de l'intervenant et recevait l'approbation onctueuse et les excuses contrites des animateurs. Laissez-moi rire… Je ris parce que, quelque part, en dépit du fait que le couvercle a sauté, les choses ont beaucoup de mal à changer et nous restons d'un conformisme affligeant, que dis-je, conformisme : hypocrisie. Dans un environnement pourri, on prétend préserver un cocon de pureté. Et si un jour on s'avisait d'installer des caméras cachées pour débusquer tous ceux qui prêchent un discours pour (dans le cas d'espèce) en pratiquer un autre, on est assuré à l'avance de la conformité des résultats avec les prévisions qui veulent que l'environnement est autant pourri à l'intérieur qu'à l'extérieur. Il en va de ce domaine comme de beaucoup d'autres, pour ne pas dire tous les autres. Bien sûr, il faudra du temps, beaucoup de temps pour qu'évoluent les mentalités et, avec elles, les pratiques; pour que nous accédions au vrai, au réel, et traitions avec lui avec le maximum de chance de le transformer dans le sens le plus conforme à nos aspirations. Mais c'est bien dès aujourd'hui qu'il faut s'y prendre parce que le choix est relativement simple: avancer ou se décomposer.