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Aux sources de la modernité dans le monde arabe (1)
Grands entretiens : Interview inédite de Gilbert Delanoue, grand orientaliste français
Publié dans Le Temps le 12 - 03 - 2010

Destiné à l'origine à la revue «MARS» de l'Institut du Monde Arabe à Paris (IMA), ce présent entretien avec Gilbert Delanoue (1930-2002), éminent spécialiste de l'Egypte et du Monde arabe, n'a jamais été publié. Suite à la disparition de ce dernier l'échéance en avait été repoussée. Nous le reprenons donc aujourd'hui pour les lecteurs de notre journal -Le Temps-, afin qu'ils puissent bénéficier de l'apport privilégié d'un homme, ayant voué sa carrière à l'enseignement et à la recherche, outre l'animation et l'approfondissement de tout ce qui relève des études arabes et islamiques.
Gilbert Delanoue avait enseigné au lycée Carnot à Tunis en 1958-1959. Agrégé d'arabe, il séjournera pendant quatre ans au Proche-Orient (Egypte et Syrie), et sera affecté par la suite à la Faculté des Lettres d'Aix-en-Provence, avant d'être détaché à Beyrouth, à l'Institut des Lettres Orientales (1969-1970).
Entre 1984 et 1990, il dirigea l'Institut Français d'Etudes Arabes de Damas, avant de clore sa carrière universitaire à l'INALCO (Institut National des Langues Orientales, Paris). Il était membre du conseil de direction d'Arabica depuis 1991.
Spécialiste de l'histoire des idées politiques et sociales du monde arabe moderne, Gilbert Delanoue brassera large, tous les courants de la pensée, tout en focalisant particulièrement sur les mouvements islamistes. Il soutiendra d'ailleurs une thèse d'Etat sur les Moralistes et politiques musulmans dans l'Egypte du XIXè siècle (1788-1882).
Hassan ARFAOUI : Paradoxalement les Arabes datent leur entrée dans la modernité par une défaite militaire. L'expédition de Bonaparte en Egypte est souvent présentée comme le choc salvateur qui a abouti à une prise de conscience nationale et moderniste. Pouvez-vous dresser un panorama intellectuel de l'Egypte à la veille de l'expédition ?
Gilbert DELANOUE : Au lendemain de l'expédition, cela a été très bien fait par André Raymond dans Egyptiens et Français. Ce serait une erreur que de considérer qu'il n'y avait rien en Egypte avant l'arrivée des Français. Il n'y a pas de tabula rasa en histoire et particulièrement en histoire culturelle. Dans toutes les cultures, des aînés enseignent à la jeunesse ce qu'il faut penser du monde, du cosmos, de la nature, etc. Dans un pays où règne l'écrit depuis très longtemps, cette transmission se fait par le livre. Imaginer qu'il n'y aurait rien relève donc soit d'une ignorance pure et simple, soit d'un parti pris idéologique selon lequel il n'y aurait de culture que des Lumières. Il revient aux historiens d'étudier laborieusement une telle culture, ce qui n'est pas une tâche aisée quand elle est engoncée dans une enveloppe dévote, ou religieuse, comme on dit ! Cela n'est pas toujours attrayant non plus, parce qu'une étude sur le XVIIIe siècle égyptien ne se vend guère dans les gares, sauf à se borner aux aventures, de préférence amoureuses, de tel ou tel mamelouk !
Le déclenchement de la conscience nationale égyptienne ne s'est pas fait tout seul, ni au lendemain du départ des Français, ni pendant les trois ans d'occupation. L'historiographie égyptienne en débat. Mais il a fallu du temps. A. Raymond montre qu'une conscience populaire préexistait à l'expédition, sous la forme d'une possibilité de mobilisation d'une population qui était, au Caire, relativement organisée. Il y avait des chefs populaires, qui pouvaient être des bouchers par exemple, comme chez nous pendant la révolution française le boucher Legendre commandait des troupes. Le chroniqueur Abdel- Rahmane El-Djabarti n'en parle pas, mais en aristocrate nanti et sûr de sa culture, il craint que le soulèvement d'un peuple qu'il juge ignorant n'entraîne le massacre de tous les habitants du Caire par les Français. Il n'empêche qu'il y eut deux révoltes au Caire. La seconde fut assez dure.
Hassan al-Attar est un autre personnage remarquable de cette époque. A. Raymond raconte son amitié avec deux jeunes orientalistes arabisants de l'expédition, qui lui proposent d'habiter avec eux, afin qu'ils puissent s'instruire davantage. Il est tenté de le faire, comme le montrent plusieurs de ses écrits, puis refuse, après mûre réflexion, parce que, dit-il, sa communauté ne comprendrait pas. Mais il envoie ensuite son brillant disciple Rifâ'a Tahtâwi en France pour encadrer une mission scolaire comme imam, chargé de diriger la prière et de veiller à la moralité générale du groupe. Celui-ci se donne pour programme, sur place, de devenir traducteur, Aufklärer, militant des Lumières. Il eut une vie très émouvante, dont je tente, à certains égards, de m'inspirer.
H.A. : Quelles sont les figures préexistantes à la modernisation de l'Egypte, qui y joueront un rôle ?
G.D. : Bien que le chroniqueur Abdel-Rahmane El-Djabarti ait pu se laisser emporter par sa piété filiale, il ne fait guère de doute que Hassan El Jabarti soit l'un des grands oulémas de cette époque, dont la science s'étendait, au-delà des lois divines, à toutes les disciplines scientifiques: astronomie, astrologie, mathématique, médecine. Il y eut sans doute d'autres hommes très remarquables de cette trempe.
Il semble que l'on redécouvre aujourd'hui en Egypte une Nahda soufie du XVIIIe siècle. Cette période vaut certainement d'être étudiée, même si, selon moi, les XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles égyptiens sont moins riches qu'ailleurs - qu'au Maroc par exemple. En dehors de quelques oulémas et surtout des émirs, des rois, des militaires aussi, je n'ai rien vu, dans mes recherches, surgir du peuple.
Il faut bien dire, même si c'est rageant, que les militaires, les pachas ou les beys qui se battent entre eux dans les années 1801-1805, dont Mohamed Ali, qui est au départ un chef de bande turque, sont beaucoup plus prompts à s'intéresser aux techniques que les intellectuels. Constatant que les techniques militaires françaises, avec une infanterie utilisant des canons qui tiraient très vite, contribuent à décimer une cavalerie composée de mamelouks héroïques, ils recrutent des soldats perdus de l'armée française, des mercenaires, pour apprendre à leurs troupes ces nouvelles manœuvres. Ils n'ont pas besoin de fatwa préalable pour cela, même s'ils obtiennent ensuite facilement l'accord du sultan et des oulémas qui veulent sauver leur peau.
Les princes fermiers, à l'exemple de Mohamed Ali, lancent des expériences de culture de coton, en important des variétés nouvelles et en faisant venir des spécialistes. ils adoptent d'autant plus volontiers ces techniques innovantes, qu'elles rapportent davantage.
Aussi les intellectuels de l'époque apparaissent-ils en retard par rapport à l'évolution ds techniques médicales, vétérinaires, etc. A cet égard, les observations de voyageurs occidentaux comme Volney ne sont pas fausses. Au-delà des considérations aujourd'hui à la mode sur leur « image » péjorative de l'Orient, force est de constater qu'on y mourait davantage, qu'on tombait malade plus souvent, qu'on ne savait guère y réparer certains outils, bref, que prévalait une certaine « arriération » technique par rapport à l'Italie ou à d'autres théâtres d'opérations des armées de Napoléon.
H.A. : Vous dîtes que les militaires comprennent plus vite que les autres mais peut-être s'attachent-ils à la modernisation en tant que processus exclusivement technique. On sait que Afghâni et Abdou ont étudié les textes soufis avec leurs élèves et réactivé cet héritage mystique pour poser le problème de la modernité dans le monde arabo-musulman.
A côté des causes apparentes qu'illustrent les retards matériels, militaires, etc. ils pointent des causes plus profondes et beaucoup plus fondamentales : la fossilisation de la pensée, la fermeture des portes de l'ijtihad, l'ignorance. En appliquant cette approche mystique à la puissance européenne, ils constatent, ce qui est pour eux fondamental, que l'Europe a libéré la raison, qu'elle a renouvelé les rapports à la religion, etc. Quelles relations établissez-vous entre réformisme et soufisme ?
G.D. : Je dois d'emblée vous avertir que je ne suis pas fervent de la parole ésotérique, dont le message, surtout quand il est véhiculé par de jeunes gens de vingt ans, voile souvent d'épaisses réalités plus matérielles. D'autant que soufisme et ésotérisme sont à la mode en ce moment, notamment chez les Français qui se convertissent à l'Islam - ou à d'autres religions, comme le bouddhisme ... Mais revenons au XIXe siècle ...
H.A. : On sait tout de même que Afghâni et Abdou ont étudié la mystique et qu'en réactivant cet héritage soufi, ces salafistes vont se distinguer des réformismes modernistes.
G.D. : Certes, mais la trace écrite est assez ténue. Un chercheur tunisien, Mohamed Haddad a souligné, dans sa thèse intéressante sur Mohamed Abdou, que celui-ci était probablement un grand lecteur d'Ibn Arabi. Je suis d'accord avec Rachid Ridha que Mohamed Abdou était un soufi ignoré et un homme d'action. Mohamed Abdou, Rifaa Tahtâwi et ses amis, et quelques autres sont tous des militants des Lumières, des Aufklärer ou Enlighteners. Mais gardons-nous d'une erreur de perspective : ils sont peu nombreux. L'historiographie égyptienne se représente l'Egypte des pachas réformateurs comme déjà moderne - sans doute reviendrons-nous sur ce terme. Mais les écoles dites modernes ont de tout petits effectifs.
Le soufisme est partout présent en Egypte. Rifaa Tahtâwi est certainement soufi. Il devait appartenir à une confrérie. On ne pouvait pas être musulman sans être intégré de quelque façon dans cette culture, dans le cadre d'une tarîqa et l'on avait très souvent un cheikh, y compris chez les Aufklärer. Il n'y avait nulle opposition entre l'Aufklärung et l'action au service de la communauté, chère à un homme comme Rifaa Tahtâwi. Celui-ci a une vision ésotérique quand il parle de raison naturelle. Il se pose la question suivante, qui revient dans plusieurs de ses écrits, notamment dans son Guide sûr pour filles et garçons : comment les Français, ou les anciens Egyptiens ou les Grecs ont-ils pu produire ces grandes civilisations sans connaître l'Islam ? C'est qu'avant la Révélation, il y eut un autre rasûl, un autre envoyé : la raison humaine universelle, qui est donnée par Dieu à tous les hommes. Peut-être au prix d'une relecture de la théologie musulmane, cette raison, antérieure à la Révélation, n'est pas nulle et non avenue. Elle permet de justifier la Loi naturelle qui fonde les principes de la Révolution française et de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen. En Occident, depuis Grotius, les milieux principalement protestants, puis déistes, qui ont élaboré ces principes se réfèrent aussi à une Loi naturelle qui renforce la Loi divine. Tous les fils d'Adam ressortissent à cette Loi naturelle. Cette idée justifie que l'on s'intéresse aux autres civilisations, par exemple aux Français et qu'on les étudie. C'est en ce sens qu'il faut à mon avis comprendre l'ésotérisme d'un Mohamed Abdô et non comme une fuite dans un monde irréel. Car cette homme d'action n'a jamais fui, bien qu'il ait sans doute eu des crises spirituelles, mais qui n'en a pas eu ?
H.A. : Je vous ai interrogé sur le soufisme, non comme « mode » répandue en Occident, mais pour comprendre la ligne de partage entre réformistes salafis et réformistes modernisateurs. On sait qu'Afghâni étudiait avec ses élèves des textes soufis...
G.D. : Oui, mais il a aussi étudié l'Histoire politique de Guizot, qui venait d'être traduite en arabe par un Libanais. Tout comme il étudiait Ibn Khaldun qui n'était pas d'abord soufi. Il a effectivement lu Sohrawardî, mais peut-être en partie par volonté tactique. n'oublions pas qu'il avait affaire avec des étudiants d'Al Azhar qui s'adonnaient à toutes sortes de dévotions et ne sortaient guère d'un certain cercle de pensée, que j'ai appelé « l'Islam dévotionnel des soufis dévotieux ». Comment leur faire comprendre qu'au-delà du Caire, de la tarîqa, du cheikh, il y a un monde musulman et un monde non-musulman immense, qui posent des problèmes nouveaux. Al Afghâni a vu de ses yeux, en 1857-1858, une infime minorité de troupes anglaises prendre possession d'une immensité humaine. Il a été ému par la faiblesse de groupes qui auraient dû résister aux Anglais, mais furent vaincus par leur supériorité technique, tactique, scientifique, et par leur habileté politique redoutable. Frappé par ce scandale, il exhorta ensuite les Libanais à la résistance, en invoquant leurs ancêtres les Phéniciens, mais il inventa aussi à l'adresse des Egyptiens ce mot de « bovinerie », « pays de bovins » (bakarout), descendant des Pharaons et incapable de résister à une poignée d'Européens. C'est ainsi qu'il faut comprendre son exaltation des Pachtounes, qui ont infligé en 1877 un désastre militaire à l'armée anglaise. Ces montagnards frustes ont vaincu les Européens, grâce à leur énergie brute et parce qu'ils étaient commandés par des princes soutenus par leur peuple. Car là est pour lui l'essentiel : le monarque, tout absolu qu'il soit, ne doit pas, comme ces princes trop civilisés qu'il critique, se contenter d'adopter les techniques de l'Occident, mais se mettre au service de son peuple.
Ainsi Mohamed Abdou critique le grand khédive Ismaïl Pacha pour son action réformatrice par en-haut. Que fait-il pour son peuple ? Certes, ce tyran modernisateur plaît aux Français, avec son accent des boulevards, son goût pour les courtisanes et pour les grands équipages, qu'il partage avec son ami Napoléon III. En 1869, lors de l'inauguration du canal de Suez, où il invite les princes d'Europe, l'impératrice Eugénie, Edmond Rostand et l'équivalent des « médias » de l'époque, - cette fête fut préparé par Ali Pacha Moubarak, un grand serviteur du khédive, il apparaît comme un prince quasi-indépendant, ce que Constantinople s'empressera de démentir. C'est alors que s'installe au Khan khalîlî un voyageur qui se prétend afghan, un enturbanné sympathique à l'allure de marchand iranien, chassé d'Istanbul, qui invite les étudiants d'Al Azhar à venir discuter avec lui autour du thé et de moult cigarettes, car il fumait beaucoup ! Nous sommes en 1870 : Mohamed Abdou, puisqu'il s'agit de lui, critique l'action « civilisatrice » d'Ismaïl. Entendons-nous sur ce terme de « civilisation ». A l'époque, il avait à peu près le même sens que ce que l'on nomme de nos jours le « développement » : creuser des canaux, construire des arsenaux, encourager le négoce, etc. A quoi l'on ajoutait des mesures plus morales : pour les Anglais, la lutte contre l'esclavage. Un pays « civilisé » n'était pas nécessairement démocratique, bien sûr, mais on y associait les notables au gouvernement, à titre consultatif, par le biais d'assemblées ou de conseils élus au deuxième ou au troisième degré, telle la chambre des délégués de 1866.
On s'efforçait de développer aussi l'éducation, mais à moindres frais. En Egypte, on incluait les écoles coraniques dans les statistiques de l'instruction publique, pour impressionner les touristes, alors qu'elles ont toujours existé et toujours été privées. Derrière ce décor à l'usage des consuls et des voyageurs se profilait le despotisme le plus cru, la police secrète, la crainte, l'impossibilité de critiquer et les faiblesses graves de l'instruction publique, en dépit de la présence de grandes écoles, comme l'école polytechnique du Caire, étudiée par Ghislaine Alleaume, que je m'honore de compter parmi mes anciennes étudiantes.
Pendant ce temps, Al Azhar grossit. Les effectifs des étudiants en sciences religieuses gonflent, entre autres raisons parce qu'ils étaient dispensés de servir sous l'uniforme de l'armée du pacha. En tout état de cause, le « système Al Azhar » est beaucoup plus implanté sociologiquement dans les profondeurs de l'Egypte que les écoles du pacha. Les anciens azhariens diffusent la culture confrérique et la Loi divine, le fikr dans les pratiques cultuelles, la morale dans les relations sociales dans une population de sept à dix millions d'habitants - qui n'est donc pas comparable à celle d'aujourd'hui ( plus de 70 millions).
L'analyse sociologique et historique est indispensable pour déblayer le terrain avant d'aborder l'étude des idées, du soufisme par exemple. Je rappelle à mes étudiants ces bonnes vieilles questions, qui forment l'essentiel de l'ascèse des historiens : qui fait ou dit quoi, en direction de qui, où et quand ? Bref, examinons les acteurs, leur importance numérique, localisons-les dans le temps et l'espace pour mieux situer leurs actions. Méfions-nous des généralités et des pluriels abstraits ou des notions imprécises, comme « les Egyptiens », « l'égyptianité », « le » soufisme, qui sont utilisés à des fins idéologiques. Précisons les acteurs, les lieux, la chronologie !
H.A. : C'est précisément ce que je vous invite à faire !
G.D. : L'une de ces catégories englobantes, dont j'ai souvent discuté avec des intellectuels algériens et égyptiens est « le peuple ». Beaucoup de ces intellectuels sont à la recherche de ce que Richard Jacquemond appelle « la dualité magique » : l' idéal du littérateur est d'être à la fois créateur dans l'ordre esthétique et éclaireur ou éducateur du peuple, à l'image de Naguib Mahfouz. S'il n'est qu'éclaireur, il risque de n'être qu'un serviteur de l'Etat. S'il s'adonne à la seule création, il tombe dans « l'art pour l'art » égoïste.


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