par Khaled TAHINTI* L'histoire nous a appris que toute révolution finit par manger ceux qui l'ont initiée, l'ont guidée et l'ont réalisée dans sa phase la plus exaltante qu'est celle de la mise à mort du régime en place et de l'installation du pouvoir révolutionnaire. Les luttes intestines, les batailles de tranchées, que se livrent entre eux les révolutionnaires, finissent souvent par des exclusions, des procès et des éliminations de frères d'armes. Le pouvoir, même dans son sens le plus noble, corrompt toujours; et la révolution qui balaye des ennemis extérieurs que sont les réactionnaires, crée en même temps les ennemis de l'intérieur. Ainsi, objet de toutes les convoitises idéologiques, philosophiques et politiques, des révolutionnaires qui se découvrent tout-à-coup différents, en contradiction; le pouvoir devient la pomme de discorde entre eux. La révolution française a eu raison de ses mauvais génies que sont Robespierre, Danton et compagnie. Après avoir voulu, à tort ou à raison, purifier la France de tout résidu réactionnaire, jugé hautement dangereux pour l'esprit et le projet révolutionnaires; à coups de chasse à la sorcière, de simulacres de procès dits révolutionnaires qui aboutissaient inéluctablement à la guillotine; ces purificateurs zélés, tortionnaires au nom de la légitimité révolutionnaire, ont marché vers l'échafaud et ont ainsi subi le même châtiment que les réactionnaires qu'ils ont jugés, condamnés et exécutés. Plus près de notre ère, la révolution bolchevique n'a pas failli à cette règle. Les plus emblématiques de ses chefs ont subi les affres d'assassinats, tel que Léon Trotski, ou de procès fantoches suivis d'exécutions, tels que Boukharine ou Kamenev. Cette maxime de la révolution, nécessairement dévoreuse de ses enfants, peut- elle s'appliquer à la révolution tunisienne? Comparaison est rarement raison. Et en l'espèce, la révolution tunisienne est tellement éloignée du stéréotype révolutionnaire franco-bolchevique, que la comparaison paraîtrait divagation. La révolution tunisienne ne peut se targuer, ou plutôt peut se vanter de ne pas avoir des génies de la trompe de Robespierre, de Danton, de Trotski ou de Boukharine. Elle ne peut dévorer ses enfants, parce que ceux-ci ont l'avantage du nombre et de l'anonymat pour eux. Plutôt que dévorante, la révolution tunisienne parait être féconde. Tout Tunisien et Tunisienne est peu ou prou des Robespierre, des Danton, des Trotski ou des Boukharine, et la révolution se confond avec eux, à tel point qu'elle se résume en eux. Elle ne peut les dévorer sans se dévorer elle-même. Les révolutions française et bolchevique ont dévoré leurs enfants pour s'assurer la pérennité. Les luttes intestines des enfants de la révolution les mènent toujours à leur perte pour le salut de celle-ci. La révolution tunisienne, quant à elle, ne peut assurer son salut que par une action d'addition et non de soustraction. Toutes les Tunisiennes et tous Tunisiens, mis à part ceux et celles qui se sont compromis avec le régime déchu, sont des révolutionnaires et, étant placés sur un même pied d'égalité, et privés par là-même de tout attribut de supériorité ou de génie, qui permettrait à l'un d'eux de prétendre au leadership; ils ne peuvent s'exclure au nom d'une idée, d'un projet ou d'un but. Ils sont condamnés à s'entendre. La quête de cette entente, imposée par une égalité presque parfaite entre révolutionnaires anonymes, rend la révolution tunisienne consensuelle plutôt que conflictuelle. Le consensus est le fruit d'un compromis et non d'une unanimité. Celui qui prétend que le nombre est un obstacle devant le compromis doit revoir cette thèse, parce que la révolution tunisienne prouve que le compromis le plus largement admis est celui qui est le plus largement consenti. Plus le nombre des consentants est réduit, plus les positions sont tranchantes et radicales et plus le compromis est hors d'atteinte. Nous, Tunisiens, avons cette chance inouïe d'être tous, ou presque, des révolutionnaires consentants à s'entendre et à compromettre pour ne pas s'exclure. Il faut reconnaître, à ce propos que notre legs historique, civilisationnel et religieux, nous y a préparés. Le compromis aboutissant au consensus, la révolution tunisienne parait -et elle est- impersonnelle. Œuvre humaine par essence, elle s'est hissée, malgré cela, au-dessus et au-delà de la passion des Hommes. L'impersonnalité ne se résume point à ce qui est détaché de la personne ou de l'être, mais elle est l'équivalent ou la définition de ce qui émane de la volonté collective des Hommes: L'œuvre révolutionnaire tunisienne est une œuvre humaine collective. Elle est, donc, œuvre de raison parce que la raison est souvent la somme ou la quintessence des volontés individuelles et le compromis ultime entre elles. Ce qui a le caractère de la subjectivité, lorsqu'il est individuel ou personnel, se pare de l'objectivité lorsqu'il devient collectif ou impersonnel. La révolution tunisienne est donc éminemment raisonnable, parce que collective, et elle est objective parce qu'impersonnelle. Comparaison est divagation: tel est le constat qui s'impose à propos du sort des enfants de la révolution tunisienne que nous sommes tous. Mais, autant le modèle révolutionnaire tunisien est unique, parce qu'il porte en lui les germes de sa réussite fondée sur sa fécondité, son consensualisme et son impersonnalité, autant la conscience de cette unicité doit être présente à tous les instants, parce que l'équilibre entre ces fondements est un équilibre précaire, qu'il suffit d'un rien pour qu'il se rompe. Qu'on cesse d'être égaux, qu'on oublie que le bien le plus cher qui nous permet aujourd'hui de goûter aux délices de la liberté est le compromis, rempart contre toute exclusion, et la révolution tournera vite au vinaigre. Parce que nous sommes tous révolutionnaires au même titre, de la même façon et avec la même intensité, et que personne ne peut prétendre être un Robespierre ou un Trotski à lui seul, nous nous devons, les uns envers les autres, beaucoup d'humilité et de compréhension pour le salut de notre révolution. T.K. *(Avocat près la Cour de Cassation)