Il y avait foule lundi soir au festival de Hammamet. Encore une soirée plein public et, cette fois-ci encore, à l'occasion du passage d'un grand nom de la chanson tunisienne, Lotfi Bouchnaq. La présence de Lotfi Bouchnaq dans les festivals d'été 2011 avait défrayé la chronique début juillet. D'abord programmé à l'ouverture des «Nuits de Carthage», le chanteur avait été retiré de l'affiche dans des circonstances pour le moins rocambolesques. On se souvient des péripéties de l'affaire. Le syndicat des musiciens, vite relayé par certains médias, avait contesté le choix du ministère de la Culture arguant des «liens privilégiés de Bouchnaq avec le régime déchu…» Ce fut une cabale insidieuse, dénigrante à laquelle responsables de la tutelle et organisateurs obtempérèrent sans coup férir… La pression corporatiste, la rumeur et l'anathème avaient fait plier l'administration. A l'évidence, «le motif» ne pesait pas lourd, et la rétractation du ministère avait mal à se justifier. Sans compter que l'on portait atteinte, sans prouver quoi que ce soit, à l'honneur et au prestige d'un grand artiste. Les consciences en avaient quand même pris un coup. On s'est surtout mobilisé dans la profession pour réparer ce qui tenait de l'injustice flagrante. Le concert «Ghanni ya fannan», hommage de ses collègues à Lotfi Bouchnaq, présenté lundi à Hammamet intervenait en juste compensation. Nombre d'artistes «venus à la rescousse» et pas des moindres : Hassen Dahmani, Olfa Ben Romdhane, Ziad Gharsa, les jeunes espoirs Maroua Kriaa, Mongia Sfaxi et Mohamed Dahlâb. Plus un aréopage des meilleurs instrumentistes de la place dirigés par l'excellentissime Abdelahkim Belgaïed. Une belle démonstration de solidarité et de fraternité artistiques et un geste émouvant de reconnaissance au talent et à la carrière d'un compositeur et interprète hors norme dont l'œuvre s'inscrit, forte d'une multitude de succès populaires et de créations d'incontestable richesse, dans le sillage historique de la chanson et de la musique tunisienne contemporaine. Cinglant «contre-pied» A preuve, le programme auquel un public admiratif, réjoui, attentionné jusqu'à une heure tardive de la nuit, a eu droit. Un choix traduisant la maîtrise et la variété de styles des compositions de Lotfi Bouchnaq, allant de la «taqtouqua», au «quassid», à la chanson engagée, à la chanson thématique. Et des prestations dans leur presque totalité réussies, volontaires et sincères par dessus tout. Dans le bon esprit de l'hommage. Conformes à la qualité du répertoire restitué. Hassen Dahmani a été très apprécié dans sa version de «Ritek ma naaref win», Olfa Ben Romdhane, de même, dans «Kolli ma zad fik jounouni». La chanson, une des premières de Bouchnaq, lui allait comme un gant, Maroua Kriaa, Mongia Sfaxi et Mohamed Dahlâb, encore que visiblement impressionnés par la tâche qui leur était dévolue, ont donné le meilleur d'eux-mêmes dans des compositions toutes autres que faciles comme «Ya arjoun eddegla» (Maroua), «Ohibbouka hobbeini» (Mongia Sfaxi) et «Dhalmek, dhalmek» (Mohamed Dahlâb). Mais c'est Ziad Gharsa qui a la plus séduit en interprétant, s'accompagnant du piano, la très belle «Fidayya jmaât ennaouar» (Ali Louati-Anouar Braham) et la piquante et savoureuse «Nassaya» (Adem Fathi-Hamadi Ben Othman). Un superbe moment de chant, sur des tonalités saissisantes. Très attendu, Lotfi Bouchnaq a clôturé le spectacle en élevant, à son tour, la barre haut, très haut. Il a chanté en «maître de la séance». Juste, ample, porteur, avec une sensibilité émue comme pour souligner le long chemin parcouru et les ingratitudes subies. Dans «Ich kâma cheîta ya saghiri» (texte d'une mélancolie somptueuse de Adem Fathi), le chanteur a pratiquement tout dit, tout raconté. Salut l'artiste, message reçu! Mais le final avec «Hadhi ghnaya lihom», précédé du magnifique mawel «Amân âman ya zaman» a été un véritable morceau de bravoure : chant cristallin, éloquence du phrasé, teneur, hauteur. Quand on a écouté cela, on se rend compte à quel point le syndicat des musiciens, nombre de médias, le ministère de la Culture lui-même avaient fait fausse route en jetant quasiment l'opprobre sur un artiste d'une telle envergure. Que représentaient les «arguties révolutionnaires» confrontées à un tel parcours et à une telle valeur? Pure dérision. Le public y a en tout cas répliqué de la plus cinglante des manières. Il a accouru nombreux lundi soir à Hammamet pour applaudir Lotfi Bouchnaq et lui prouver son respect et son attachement à son art. Les responsables du syndicat n'étaient pas là pour mesurer l'ampleur du «contre-pied». Mais on s'attendait à leur absence. En revanche, on aurait aimé que le ministre de la Culture se manifestât à l'occasion. Pourquoi s'est-il abstenu? Il avait cautionné la suppression du concert d'ouverture de «Carthage», mais c'est bien lui aussi qui a cautionné ce concert hommage de «Hammamet». Etait-ce à contrecœur? Beaucoup n'ont pas hésité à le dire. Il y a encore doute sur les bonnes intentions des uns et des autres. Et c'est bien dommage!