Par Khaled El Manoubi* Dans un premier papier publié dans La Presse du 1er mars 2011, nous avons observé, d'une part, que si rupture il y a, c'est celle opérée par la jeunesse qui a fait la révolution dans la rue ; d'autre part, que contrairement aux allégations explicites de Bourguiba et implicites de Ben Ali, le tribalisme n'est pas complètement éradiqué en Tunisie. Lorsqu'il se manifeste, il illustre la nouvelle transparence issue de la révolution. Mais il ne s'est pas manifesté lors des premières semaines de la révolution, celles d'avant le 14 janvier et celles d'après. Conduits par la jeunesse, les Tunisiens peuvent exister comme peuple malgré leur tribalisme rampant et constamment nourri de népotisme, de régionalisme et d'esprit de clocher. Mais ce tribalisme rampant peut être exploité par les contre-révolutionnaires pour ternir la rue révolutionnaire. Les habitants de Jebeniana n'ont-ils pas accusé les mafieux RCDistes, comme le rapporte un quotidien de Tunis ? Il faut dire que le report des élections d'une Constituante elle-même souveraine concrétisant la souveraineté du peuple milite en faveur de la contre-révolution. En matière de cadre légal des élections, le gouvernement a fait perdre au pays plus de deux mois en modifiant le contenu de certains articles sensibles. L'Instance indépendante des élections a ensuite réclamé un report de deux mois suite à ce contretemps pour finalement admettre – mais c'était prévisible en référence aux stipulations du décret-loi – que tout porteur d'une carte d'identité peut voter même s'il n'est pas inscrit sur les listes électorales. Si le gouvernement a cru avoir beau jeu de s'en tenir jusqu'au bout à la date du 24 juillet, l'Instance indépendante aura eu tout de même le mérite de donner à la Tunisie la première liste électorale obtenue par l'adhésion active des votants. Dans notre deuxième article publié dans le journal La Presse du 13 juin 2011, nous avons montré que la légalité légitime est tributaire d'élections réussies — en termes de l'agenda de la révolution — de la Constituante. En attendant, et depuis le 14 janvier au plus tôt et depuis le 16 mars au plus tard, la seule légalité dont peut se prévaloir le gouvernement est celle de la juridiction du fait révolutionnaire. Et cette légalité n'est autre que celle de la rue. Notre collègue Ammar Mahjoubi vient de mentionner il y a quelques jours dans les colonnes de La Presse une somme inquiétante d'agissements du gouvernement. Nous nous proposons d'y ajouter les faits suivants. Le gouvernement se trouve en réalité devant une implacable alternative : servir sincèrement le fait révolutionnaire issu de la rue ou basculer dans le coup d'Etat contre-révolutionnaire. La révolution a deux maux politiques évidents qui doivent être contenus à tout prix : la police et la justice. En effet, il suffit de rappeler qu'un régime qui tourne le dos pendant un demi-siècle aux élections crédibles et transparentes ne peut tenir sans asservir la police et la justice pour en faire l'instrument de la dictature d'un individu. La création même de l'Instance électorale indépendante suppose la disqualification de l'appareil de l'Etat, intérieur et justice en particulier. Nous avons évoqué dans notre papier publié dans La Presse du 25 avril 2011 l'affaire de la fuite des examens de la faculté d'économie en juin 1998 et nous pouvons en citer d'autres, particulièrement celles destinées à anesthésier l'opinion dans un contexte de crise à la veille des «élections» de 2009. La Kasba 1 a fait tomber le premier gouvernement Ghannouchi formé le 17 janvier et la Kasba 2 a débouché sur le gouvernement Caïd Essebsi moins mauvais que le précédent. La Kasba 3 a posé clairement les problèmes de la police et de la justice mais le Premier ministre a procédé à sa dispersion en prétendant que celle-ci est légale ! Chaque fois que le gouvernement impose un couvre-feu quelque part et pour quelque motif que ce soit, il se coupe un peu plus de la rue à l'instar de l'intervention musclée de la police à la Kasba 3. Un jeune homme est mort par balle réelle dans une rue de la ville emblématique de Sidi Bouzid. Par ricochet, le gouvernement abat un pan essentiel de son observance révolutionnaire si nécessaire à sa légalité. La majorité des membres du gouvernement — président en tête — n'est elle pas constituée d'hommes du passé ? Le gouvernement doit donc faire preuve d'une sacrée ferveur révolutionnaire pour pouvoir mener la révolution de la jeunesse à bon port, celui de la démocratie. K.E.M. *(Ancien doyen et professeur émérite d'économie politique)