Etrange destin que celui de cette femme : son nom n'est pas cité dans le Coran, bien qu'elle soit considérée comme la mère des Arabes et, dans la Bible, elle est, sous le nom d'Agar, la servante d'Abraham qui sera éconduite par Sara, l'épouse attitrée, et elle devra aller errer dans le désert à la recherche d'un lieu où survivre avec son enfant. Faut-il en conclure que sa figure est sans aucune importance ou que sa place est très mineure dans les deux traditions ? Supposons que oui. On devra alors rendre compte de ceci: elle est dans la Bible la première femme à laquelle Dieu s'adresse par l'intermédiaire de l'Ange et c'est pour lui faire une promesse qui évoque celle faite à Abraham lui-même: «Je multiplierai beaucoup ta descendance, tellement qu'on ne pourra pas la compter» (Gen. 16,11). Il n'y a pas d'occurrence avant elle où une femme est l'objet d'une adresse divine dans le texte sacré du peuple juif. Dans la tradition musulmane, la Mecque, qui, comme chacun sait, est le point focal de tous les croyants au moment de la prière, et le point de rencontre de tous les pèlerins du "hajj", correspond précisément au lieu où Hajer met un terme à son errance dans le désert, puisque c'est là qu'une source jaillit pour elle grâce à laquelle elle peut sauver la vie de son enfant. Les pèlerins sont d'ailleurs tenus de refaire le parcours de Hajer entre le mont du Safâ et celui de Marwé en mémoire de sa course désespérée afin de sauver son enfant : course qui se soldera par le miracle de l'eau jaillissante, l'eau de Zemzem, en laquelle le pèlerin musulman continue de voir une eau sacrée. Avouons que ce n'est pas peu ! Hajer vient d'Egypte et porte ainsi dès le début son nom: celle qui migre. On la dit d'origine noble mais les circonstances de la vie font d'elle une servante, la servante de Sara. Elle est dans la maison d'Ibrahim, le père du monothéisme, mais elle n'est pas l'épouse : seulement la servante. C'est parce que Sara se révèle, en un premier temps du moins, stérile, que Hajer en viendra à partager la couche d'Ibrahim, et cela d'ailleurs à l'initiative de Sara elle-même. Or partager la couche d'Ibrahim, c'est être la femme par qui se réalise la promesse faite par Dieu : «Il (Dieu) le conduisit dehors et dit: «Lève les yeux au ciel et dénombre les étoiles si tu peux les dénombrer» et il lui dit : «Telle sera ta postérité.» Ainsi parle le texte de la Bible (Gen, 15,6), auquel répond celui du Coran (el Anâam, 84 à 87). Hajer, qui n'est ni de la maison ni du pays, accepte de faire ce que lui demande Sara. Et elle prend tout : l'homme et la promesse dont il est porteur. Toute servante qu'elle est, elle ne se contente pas de prêter son corps. L'enfant qui s'agite désormais dans son sein réveille en elle des ambitions qui bousculent son statut : sa maîtresse ne s'y trompe pas ! La vie qui est en elle secoue le souvenir de sa noble origine et, au-delà même, celle de sa vocation à enfanter fièrement une grande lignée. Et rien n'y fera dorénavant. Dans la version biblique de l'histoire, où il est question d'un départ en deux temps, le retour d'Agar auprès de Sara en attendant que cette dernière donne finalement un enfant à son mari ne la ramène pas à son rôle de servante, ou alors d'une façon seulement apparente. D'où la jalousie persistante de Sara qui se conclura par le second départ, celui-là définitif. Elle emmène alors avec elle, dit le texte biblique, Ismaël, qui porte en lui la marque de l'Alliance, la circoncision : elle part dans le désert, emportant avec elle sa part de promesse faite à Ibrahim, le pain et l'outre d'eau aussi que ce dernier lui avait donné… Et, quand les vivres viennent à manquer et que la détresse croît dans les cœurs jusqu'aux cris et aux pleurs, la promesse est renouvelée par la voix de l'Ange : «Qu'as-tu Agar ? Ne crains pas, car Dieu a entendu les cris du petit, là où il était. Debout! Soulève le petit et tiens-le ferme, car j'en ferai une grande nation». Et, poursuit le texte hébreux, avec une nouvelle différence par rapport à la tradition musulmane: «Dieu dessilla les yeux d'Agar et elle aperçut un puits. Elle alla remplir l'outre et fit boire le petit» (Gen 21, 17 à 20). Le pouvoir de «faire jaillir» l'eau lui est donc refusé, mais elle a malgré tout celui d'«apercevoir» : apercevoir ce qui donne la vie et l'espoir au cœur de la détresse, en recueillant la parole de l'Ange! Hajer a donné la vie par son corps et elle a redonné la vie par son courage et par son esprit quand elle a vaincu la détresse de sa solitude de mère. Et c'est ainsi que, en toute discrétion, elle a accompli, elle la servante et l'étrangère, la prophétie de créer une lignée porteuse de l'Alliance abrahamique aux côtés de celle de son ancienne maîtresse Sara. Il fallait cependant qu'à cette lignée un culte soit donné, qu'un enfant issu de cette lignée naisse bien des siècles plus tard avec dans le cœur l'audace de ceux qui sont prêts à recueillir la voix de l'Ange et à dresser haut l'étendard de l'Alliance… Mais entre Hajer et Sara reste le voile d'un geste qui attend toujours son pardon et sa réconciliation !