Par Mourad Guellaty Nous devons, nous Tunisiens, gérer notre pays comme une grande entreprise, qui dispose de spécificités propres, et bénéficie de moyens de production, de ressources de son sol et de son sous-sol, et a des ambitions et des obligations, vis-à-vis de ses cadres et employés, ses fournisseurs, ses clients, etc. La spécificité de "cette grande entreprise" est qu'elle a des contraintes plus fortes, sociales notamment, avec un objectif minimal, de donner une vie digne à tous ses ressortissants. Ces derniers doivent être considérés comme les "actionnaires" de cette société si particulière, ce qui conduit chaque année à se poser la question du choix de la répartition de ses résultats, s'ils existent, entre leur investissement ou leur distribution, sous forme de hausse des salaires, diminutions des impôts, augmentations des prestations sociales, etc. La palette des possibilités est assez large dans ce domaine. De plus, "cette entreprise" a une contrainte sociale, vis-à-vis des actionnaires, qu'on pourrait qualifier de "dormants", sans que cela puisse avoir une connotation négative: les sans-emploi, les handicapés, les retraités etc. Compte tenu de toutes ces spécificités et de beaucoup d'autres, on ne peut pas nier le fait que l'Etat diffère d'une entreprise de type industriel, commercial ou autre et que les bonnes pratiques de gestion peuvent lui être appliquées. D'autant que depuis une trentaine d'années, la "corporate governance" ou gouvernement d'entreprise, a affirmé une vraie autorité partout dans le monde et imposé ses règles indifféremment aux deux secteurs public et privé. Notre pays, devrait désormais être géré avec les fameuses règles de base de la "corporate governance" qui requièrent transparence, responsabilité et devoir d'informer et de rendre compte aux citoyens, de manière périodique, de la marche des affaires du pays, selon des périodicités raisonnables, pour satisfaire l'appétit d'accès à l'information de ces derniers. Pour le moment, on n'en est pas là ; le problème qui préoccupe beaucoup d'observateurs, non engagés dans la compétition politique, mais totalement investis dans l'exigence de citoyenneté est que notre économie se redresse et que ceux qui aspirent à diriger l'entreprise Tunisie présentent leurs programmes politiques d'une manière compréhensible par tous. A cet égard, il me semble que les partis politiques qui seront jugés sur la base de considérations de nature sociétale, sociale, politique, philosophique, ne devraient pas minimiser l'importance que le citoyen accordera, au moment du vote, à leur offre économique. Et cette dernière, qui devra être pédagogique et à la portée de tous, sera jugée à l'aune de la qualité de ses objectifs, leur faisabilité et la fiabilité des chiffres qui les sous-tendent. Nous attendons que ces programmes économiques soient de véritables "business plans", couvrant une période suffisamment longue pour aboutir à la transformation radicale de notre pays. Un horizon de dix ans nous paraît a priori raisonnable, sachant que dans l'intervalle, des réalisations d'urgence pourraient connaître une concrétisation, que la situation pourrait imposer. Les objectifs doivent être clairement définis, leur utilité avérée, et leur coût estimé avec une rigueur indiscutable. Les programmes économiques doivent distinguer entre les chantiers récurrents à reconduire et les nouveaux ("de redressement économique") issus des débats post-révolution. Mais plus que tout, nous devons connaître pour chaque programme de redressement économique, sa nature, son utilité prouvée, son coût et ses sources de financement etc. De telle sorte que les programmes ne soient pas, ce qui est à craindre, des catalogues de promesses alléchantes, qui risquent de ne pas être suivies d'effet. Ces programmes, étalés sur des périodes de référence, et qui ne sont rien d'autre qu'un équivalent du Plan, le vieux Plan ("l'ardente obligation" selon le Général de Gaulle), s'ils sont jugés cohérents, exhaustifs, sincères et fiables peuvent emporter la conviction de la majorité et créer autour du projet économique dont ils sont issus une dynamique et un enjeu national. S'il apparaît qu'ils résultent d'un travail approfondi et honnête, ils pourraient se prévaloir, à la condition que cela apparaisse clairement, de marges supplémentaires d'optimisme, attribuées généralement à la force de conviction des hommes et de leurs dirigeants, qui par leur charisme et leur volontarisme, peuvent espérer entraîner leurs concitoyens, dans la transcendance et le dépassement de soi. L'adhésion des citoyens sera bien évidemment encore plus facile à obtenir, si en plus de ce qui vient d'être écrit la démarche, politique cette fois, est marquée du sceau de la justice sociale et de la redistribution des richesses. A cet égard, l'outil fiscal, entre autres, est un bon levier de commande, pour affirmer la solidarité nationale, par une justice "redistributive", avec pour seule limite qu'elle ne soit pas pénalisante au point de faire fuir les créateurs de richesses et d'emplois. Mais, on ne le répètera pas assez, ces programmes doivent être documentés et leur financement fixé par rapport à un référentiel et des données vérifiables, et leurs anticipations établies dans un cadre de continuité et non de rupture des données socioéconomiques du pays. Ils doivent établir des coûts d'opportunité, qui expliquent leurs choix, par rapport à d'autres alternatives. Leur financement doit également être apprécié, non pas seulement par rapport à leur coût direct, mais également, par ce qu'il pourrait induire d'effets positifs ou négatifs, par ailleurs. Il en est ainsi des "IDE", les bienvenus, puisqu'ils ont constitué, au cours des dernières années, l'essentiel des investissements privés dans le pays. Lorsqu'ils sont dans l'espace offshore, ils n'offrent que des retombées positives en termes d'emploi et de balance des paiements. Quand ils sont dans la sphère locale, il existe une tendance à ne voir que les côtés positifs multiples de l'investissement, qui occultent un aspect important qui est celui du renchérissement de la dette du pays, par les sorties souvent substantielles, occasionnées par les transferts de dividendes qu'ils engendrent. S'agissant de la dette, son poids doit être déterminé, de telle sorte qu'il constitue un équilibre entre le court et le long terme et que pour ce dernier, les échéances soient alignées sur les anticipations des revenus futurs, afin de ne pas reporter sur les jeunes générations qu'il convient de préserver, les difficultés des temps présents. Les programmes vont forcément reprendre toutes les préoccupations, qui ont fait l'objet des maigres débats et tribunes économiques : l'emploi, l'éducation et la formation, le redéploiement régional, l'amélioration de la valeur ajoutée tunisienne dans nos exportations, la restructuration de notre tourisme, etc. L'inventaire de ces préoccupations est globalement établi. Il reste à le parachever par le diagnostic et les solutions. Il est d'une importance capitale, que les citoyens aient la conviction, que les prétendants aux responsabilités dans la Tunisie post-révolutionnaire, les traitent avec responsabilité et sollicitent leur intelligence et leur conscience avant de leur demander leurs suffrages. Sur le plan économique, la clarté et la responsabilité devraient être le maître mot, car il serait illusoire de tabler sur la naïveté du Tunisien, désormais en capacité de prendre, à chaque fois, sa "calculette", pour s'assurer de la réalité de ce qui lui est proposé. Conclusion Le schéma de notre révolution, est pour le moment assez proche de ce qui s'est passé dans d'autres pays, dans les mêmes circonstances. Une grande allégresse les premiers jours, avec des images féeriques, de citoyens des deux sexes et de tous les âges, drapés de l'étendard national, affichant leur joie et leurs espoirs. Puis, suit une phase durant laquelle s'installent les revendications légitimes dans leur nature, mais souvent impatientes dans leur timing, relayées par les surenchères et la déraison. Le consensus autour du triomphe des premiers jours s'étiole et laisse des opportunités, aux casseurs, contre-révolutionnaires, "affidés" de l'ancien régime etc., d'entrer avec force dans l'espace public, la rue, et les usines. Nous avons connu et continuons à vivre cette évolution plutôt déprimante, surtout quand on la compare aux jours heureux de l'après-14 janvier. Mais cette situation pourrait n'être qu'une parenthèse, si nous nous ressaisissons, et adoptons les uns et les autres une démarche responsable, citoyenne à tous les niveaux, surtout celle du redressement économique national. Notre économie souffre et nous pourrions, au début de ce nouveau parcours, nourrir l'espoir de compter sur nos partenaires étrangers. Cet espoir n'a pas disparu, mais quelles que furent les promesses du G8, il nous faut, désormais, tempérer nos attentes, de ce côté-là. La planète finance est entrée dans une zone de turbulences d'une ampleur redoutable. A telle enseigne qu'un magazine réputé, comme l'Express, titre une tribune dans l'un de ses derniers numéros : "Tous ruinés dans dix mois ?" Et la Tunisie qu'on le veuille ou pas, membre de l'univers économique mondialisé, sera affectée à plus d'un titre par cette finance folle, qui a détruit des montagnes de valeurs, et qui conduit à l'austérité budgétaire et à la récession économique en Occident et probablement dans d'autres sphères de la planète. La Tunisie dispose d'une multitude de compétences, pour compter sur ses propres forces et pour faire d'une faiblesse une force : par exemple, saisir l'opportunité de la récession et de la perte du pouvoir d'achat des pays occidentaux proches, pour faire un effort au niveau de notre productivité et de la qualité —nous en sommes capables— et leur offrir des produits à des coûts nettement plus compétitifs que ceux pratiqués au nord de la Méditerranée. Il y aura d'autres situations où le savoir-faire tunisien pourra s'affirmer dans sa plénitude. N'en doutons pas, le peuple tunisien sera, en fin de compte, au rendez-vous de son Histoire.