La Presse — Les appels à la vigilance et à l'évacuation des quartiers riverains du fleuve Mejerda à Mejez El-Bab se sont multipliés depuis mardi soir, suite aux pluies torrentielles qui se sont abattues sur la région depuis dimanche dernier. Ces pluies sont à l'origine d'une montée exceptionnelle des eaux du principal fleuve du pays. Selon des témoins sur place, «nous n'avons pas observé cela depuis 2003» et selon les plus âgés, «nous n'avons pas vu d'inondations depuis les années 70». De source officielle, cette montée des eaux n'a pas causé de dégâts humains, mais plusieurs habitations ont été envahies par les eaux. La Presse s'est déplacée à Mejez El-Bab et a recueilli les témoignages des habitants et des rescapés. Reportage. Mejez El-Bab est une petite ville située à 60 kilomètres à l'ouest de la capitale. Elle est construite sur les vallées de deux collines et traversée par le fameux oued Mejerda. Cela fait que l'agriculture y constitue l'activité principale de la population. A notre arrivée vers 14h30, la pluie ne tombait plus à l'exception de quelques gouttes de temps à autre, mais le ciel était encore gris et les coups de tonnerre qui rompaient le silence à chaque fois, laissaient croire que ce n'était pas fini. Le niveau des eaux a visiblement reculé laissant de la boue presque partout. «Mais cela pourrait remonter rapidement», souligne un agent de la Protection civile. Avis partagé par la foule qui évoque aussi la possibilité d'ouverture des barrages. Sur la rue principale de la ville, le siège de la délégation est inaccessible, submergé par les eaux, tout comme les habitations, des installations publiques et des commerces fermés, sans vie... La grande mobilisation est plutôt remarquable juste en face. A un endroit relativement élevé, une grande foule attire l'attention, des dizaines de petits regroupements d'individus observent comment vont se dérouler les choses. Les regards sont hagards, la peur et la panique sont lisibles sur les visages de ces autochtones, un petit zodiac était garé par là, une jeep de l'armée par-ci, des camions militaires et de la Protection civile en position, prêts à intervenir : «Nous n'avons pas vu cela depuis 2003», affirme la majorité des témoins. Mais des inondations de cette envergure «n'ont pas eu lieu ici depuis les années 70», affirme un vieil homme vêtu de «kachabiya», écharpe palestinien sur la tête, malgrés la température moyenne. Impossible d'avancer, nous disent les autorités, sauf par les moyens de l'Armée, de la Garde nationale ou de la Protection civile. Sinon il faudra faire le détour de la ville pour se rendre aux zones sinistrées comme la cité Belhassine, dont les habitants ont été avertis de quitter les lieux et où des camions, déchargeaient des sacs de sable, comme si l'endroit se préparait au pire. Cependant, certains habitants sont encore là. A l'entrée de ce quartier, plusieurs maisons sont ouvertes, les habitants poussaient les eaux et la boue à coups de raclette successifs, des enfants essayent de traverser la rue envahie d'eau. N'avancez plus, nous ordonnent les soldats, «là-bas l'eau est trop profonde... ». A notre question pourquoi il y a encore des habitants ici, les agents de la Protection civile répondent que plusieurs personnes refusent de partir. «Nous allons nous réfugier sur les toits, au cas où... », pense la majorité d'entre eux. Sinistrés dans la salle couverte «Les opérations d'évacuation se sont déjà achevées», précise un agent de la Protection civile. Une centaine de personnes ont trouvé refuge dans la salle couverte de la ville, installation relativement plus solide que les habitations. C'est une grande salle de sports. Des matelas et des couvertures ont été mis sur les gradins, et la majorité des personnes ici présentes sont des femmes et des enfants. «La majorité des hommes qui ont été évacués ici, se sont ennuyés et sont partis en ville après avoir été inscrits», précise M. Béchir Jouini, coordinateur d'une instance ad hoc du sauvetage. « Au total, nous avons environs 90 personnes, venues par leurs propres moyens ou évacuées par l'armée, principalement de la localité de Merdassi, située à proximité de la caserne,» explique-t-il, en insistant que «la souffrance de ce quartier n'est pas conjoncturelle. Même s'ils construisent un premier étage, l'eau va les envahir... Il leur faut une solution radicale et durable... Je dois vous dire aussi que la majorité des habitants de cette région est pauvre. Et si certains refusent de venir ici c'est parce qu'ils ont du bétail qu'ils projettent de vendre à l'occasion de l'Aïd. Ils pensent qu'ils peuvent s'en sortir s'ils montent sur les toits.» L'évacuation n'a pas inclus les animaux nous font savoir des témoins. Notre visite n'a pas duré plus de 3 heures au cours desquelles nous avons découvert de plus amples détails sur ce débordement de la Mejerda, mais aussi d'autres souffrances d'ordre structurel, sans le moindre doute. Ecoutons ce que disent les citoyens à l'instar de Myriam, la trentaine: «J'étais chez moi lorsque l'eau a commencé à monter environ à 8h du matin dimanche dernier. Je n'ai rien pris avec moi, à l'exception de quelques couvertures pour moi et mes enfants... Je me suis rapidement rendue chez les voisins pour monter sur le toit par les escaliers. Maintenant, il y a deux mètres d'eau dans ma maison. Tout a été emporté par les vagues et je ne sais pas ce que je vais faire... Mon mari travaille à l'usine de Sofien Ben Ali, il gagne 180 dinars. Je vis pratiquement de pain et d'eau pour subvenir aux besoins de mes enfants. Que diriez-vous à votre enfant lorsqu'il vous demande de lui acheter un pot de yaourt? Nous n'avons rien ici et chaque année c'est la même chose.» Fatigués d'être d'éternels réfugiés Une autre illustration nous a été racontée par une femme qui se voit fatiguée, mais qui essaye de se lever pour saisir la présence de la presse et s'exprimer. Elle s'appelle Jouda Hammami : «J'habite à la cité Belhassine, mon mari est handicapé et c'est moi qui fais tout pour la famille. Les inondations sont un phénomène qui se répète chaque année ici. Regardez notre situation, nous avons quitté nos habitations en catastrophe sans rien prendre, nous avons tout perdu... Je suis venue ici avec mes deux enfants atteints d'une grippe aiguë et fort heureusement qu'il y a des médecins ici qui les ont soignés. On leur a donné des antibiotiques, on nous a donné de la nourriture, ils ont fait leur devoir, nous en sommes reconnaissants, mais nous voulons récupérer nos maisons et nous voulons vivre dignement. Nous en avons marre d'être tout le temps réfugiés... Je suis inscrite dans les habitations de Argoub Ezzâater, un nouveau quartier construit dans le cadre du programme 26-26. Nos maisons ont été occupées par des inconnus depuis la révolution du 14 janvier. Et l'affaire est encore entre les mains de la justice. Il nous faut une solution radicale. Nous voulons récupérer nos maisons... ». La peur, la pauvreté, la panique, l'incertitude quant à l'avenir règnent parmi les habitants de Mejez-El Bab. Le jeune diplômé en maintenance industrielle Nasreddine, demandeur d'emploi depuis plusieurs mois, a partagé des moments difficiles avec ses cousins. Il est venu à la salle couverte juste pour les consoler : «Ce ne sont pas les eaux de Mejerda qui nous ont envahis. Ce sont les eaux d'un lac collinaire qui a débordé suite aux pluies... Maintenant ni études ni travail. Tout le monde est bloqué». D'après un autre témoin, il existe des problèmes d'infrastructure. «La conception du passage des eaux n'est pas bien étudiée. On a protégé les grandes installations mais on n'a pas pris en compte les habitations des citoyens», précise-t-il, en requérant l'anonymat. Et cela rejoint en quelque sorte le projet proposé par des experts japonais et dont on parle à la délégation envahie par les eaux, qui consiste essentiellement à faire dévier le fleuve. La Mejerda est le principal cours d'eau en Tunisie dont la source est située en Algérie et le delta sur la côte est de la Tunisie. Il parcourt environ 460 kilomètres, passe par d'autres villes et localités tunisiennes, alertées à leur tour, et sert de principale source d'irrigation à plusieurs périmètres agricoles.