La poussière des élections est tombée. L'essentiel de ses résultats officiels publiés peut être récapitulé comme suit. Le parti Ennahdha obtient 40.54% des suffrages et 90 sièges de l'Assemblée nationale constituante (soit 41.47% des sièges), très loin devant ses compétiteurs, le Congrès pour la République avec 30 sièges, le Forum démocratique pour le travail et les libertés représenté par 21 sièges, le Parti démocratique progressiste avec 17 sièges, le Pôle moderniste démocratique (Mouvement Ettajdid, Parti socialiste de gauche, Parti du consensus républicain, Mouvement de la citoyenneté et de la justice) et ses cinq sièges, le parti de l'Initiative avec un égal nombre de sièges et le parti nouvellement créé Afek Tounes qui a obtenu quatre sièges dans l'Assemblée fraîchement élue. Certaines remarques s'imposent quant aux élections et leurs résultats. Elles nous permettront aussi de tirer certaines conclusions qui pourront éclairer certains des contours de la seconde période de la transition démocratique que notre pays entame. La première des remarques qui s'impose est que, malgré les allusions de l'Instance supérieure indépendante des élections, le taux de participation général n'a guère dépassé les 48.91% des électeurs potentiels. Les longues files durant le jour de vote n'étaient pas dues à un taux de participation exceptionnel ou surprise. Il faut chercher leur raison dans la répartition des bureaux de vote en bureaux de vote pour les « inscrits volontaires », qui ont connu une affluence importante (77.75% des inscrits) et des bureaux de vote pour les « inscrits par défaut » presque déserts tout au long de la journée comme en témoigne le taux de participation de 14.42%. D'ailleurs, cette répartition des bureaux de vote reste aussi énigmatique que ne l'était la campagne d'inscription volontaire, tout à fait artificielle et inutile puisque c'est le registre des détenteurs de cartes d'identité qui a finalement été utilisé comme liste des électeurs potentiels. Toujours est-il que le taux de participation général (48.91%), prévu d'ailleurs par les divers sondages publiés avant le début de la campagne électorale, laisse croire qu'un vrai et profond malaise existe entre les Tunisiens et la classe et l'élite politique du pays. Ce malaise est probablement, ne serait-ce que partiellement, une des conséquences de la crise morale de cette classe, prisonnière d'une culture politicienne dépassée par les évènements et rejetée par une majorité du peuple tunisien. Il y a là un grand effort à faire par l'élite politique du pays pour changer de discours, de méthodes de travail, de moyens de communiquer et de se présenter. La deuxième remarque est le pourcentage de vote « perdu » qui s'élève à 26.83% des suffrages et qui nous amène à poser la question de la pertinence du choix du mode de scrutin. Présenté par ses défenseurs comme un système qui empêche ou atténue la domination des grands partis politiques et qui élargit le spectre de la représentation, mais lorsque il a été mis à l'épreuve il a produit tout à fait le contraire. Les résultats montrent que les pourcentages des sièges ont été supérieurs aux pourcentages des suffrages pour chacun des grands partis politiques. A titre d'exemples, Ennahdha a obtenu 41.47% des sièges contre 40.55% des suffrages et le Congrès pour la République 13.82% des sièges contre moins de 10% des suffrages. Les résultats montrent aussi que près d'un million de Tunisiens (26.83% des votants) ne seront pas représentés à l'Assemblée constituante et que leurs voix ont été dilapidées à cause entre autres du mode de scrutin utilisé. La troisième remarque qui s'impose est que ce vote «perdu» a aussi été le résultat du nombre anormalement élevé de listes partisanes et indépendantes présentes lors de ce scrutin lui-même dû à un paysage politique post révolutionnaire typique des périodes de transition démocratique : pic du nombre des partis (115 partis politiques) et un désir de participer à l'édification de la démocratie généralement partagé. Les élections du 23 octobre, étant le premier vrai test de cette effervescence transitoire, permettent à l'observateur d'en tirer les conclusions suivantes. Les électeurs tunisiens ont essentiellement récompensés les partis et les tendances politiques dits historiques qu'ils aient été légalement reconnus ou non avant le 14 Janvier. Essentiellement presque tous les partis ayant réussi à se faire représenter dans la Constituante étaient des partis connus bien avant la révolution. N'ont survécu à ce premier filtre politique qu'une poignée de partis nouvellement constitués. Le message des électeurs pour les nouveaux partis, exclus d'une représentation dans la Constituante, est clair : il n'y a pas vraiment besoin d'autant de prolifération politique partisane et les militants des partis fraîchement constitués devraient plutôt envisager l'option de joindre des partis déjà existants ayant les mêmes idées et partageant les mêmes points de vue politiques. Cela créera un paysage politique plus sain, plus lisible et donc plus visible. Il n'y a guère en Tunisie de place, pour la période à venir, pour plus d'une vingtaine de partis politiques au grand maximum. Quant au message des électeurs pour les listes indépendantes, on pourrait le résumer comme suit : indépendamment de la qualité indiscutable de certains candidats, l'indépendance n'a aucun sens dans un paysage politique de transition démocratique. Les indépendants devraient investir les partis existants au lieu de s'obstiner à prétendre être une sérieuse alternative à ceux-là, alors qu'ils ne sont en réalité qu'un chiffre de plus. L'inefficacité de la prolifération des partis politiques et la futilité de l'indépendance politique ont été démontrées par les résultats des élections. La quatrième des remarques concerne le pourcentage obtenu par le parti Ennahdha, qui bien que loin d'avoir une majorité absolue comme le prédisait son leader historique M. Rached Ghannouchi, obtient quand même une majorité simple très confortable bien au-dessus des 20 à 25% prédits par les divers sondages. Cela le confirme comme le parti le plus important du pays, le mieux structuré et le plus apte à jouer les rôles politiques les plus importants durant la deuxième phase transitoire que le pays s'apprête à entamer. Le résultat obtenu par Ennahdha est dû essentiellement à une machine électorale disciplinée et efficace et à une campagne de proximité avec les problèmes immédiats de la population. Ce résultat obtenu par Ennahdha clarifie le paysage politique de la Tunisie dans sa « droite », avec une enseigne politique unique des forces islamo-conservatrices. La cinquième remarque, liée à la précédente, concerne les résultats catastrophiques des forces modernistes et démocratiques du pays, qu'elles soient de gauche, centristes, progressistes ou libérales. Ces résultats sont essentiellement dus à deux raisons. Premièrement, ces forces se sont présentées aux élections en rangs dispersés, partagées par leurs éternelles futiles querelles idéologiques, par leurs guerres qui n'en finissent pas et surtout par les ego de leurs chefs et têtes de file, prisonniers de leurs ambitions personnelles, manifestation ultime de la crise de valeurs vécue par l'élite et la classe politique. La deuxième des raisons est la distance qui sépare certaines composantes de la mouvance démocratique de la réalité des préoccupations populaires et cela s'est reflété durant la campagne électorale avec des errements et des déviations qui ont été chèrement payées. Certains se sont laissé piéger par les questions d'identité et d'appartenance, terrain glissant et peu propice au débat serein vu la volatilité de la question et vu les vraies fausses accusations qui planent par-dessus certaines composantes du spectre des forces modernistes et démocratiques. Ces deux handicaps structurels qui ont empêché que les forces modernistes et démocratiques émergent comme une puissance électorale incontournable, à savoir la division structurelle et la quasi-absence de proximité avec les vraies préoccupations populaires, ne peuvent être dépassés et les problèmes qui leurs sont inhérents résolus que si un vrai front des forces modernistes et démocratiques est constitué. Pour réussir la constitution de ce front, il est primordial de tirer profit des leçons des expériences vécues par certaines forces démocratiques dans le domaine, commençant par l'Initiative démocratique de 2004 et finissant par le Pôle démocratique de 2011, en passant par le manifeste du 18 Octobre et les élections de 2009. Pour réussir, ce front devrait soulever des défis quasi contradictoires : ratisser large tout en gardant un minimum de cohésion intellectuelle et politique, créer une structure permanente qui assure le fonctionnement du front sans toucher l'indépendance structurelle des partis politiques. Ce front ne doit pas être juste une éphémère coalition électorale mais un grand creuset permanent, déversoir des forces modernistes et démocratiques du pays, lieu de discussions des stratégies politiques, des programmes, des campagnes et des priorités stratégiques et tactiques. Une telle idée a-t-elle la chance de réussir ? Maintenant que le poids de tous et de chacun est connu, que les forces en place sont clairement identifiées et que rien ne laisse présager un changement en faveur des forces modernistes et démocratiques si leur division persiste et si leurs priorités ne sont pas clairement identifiées, je pense que oui. Le pôle dont le pays a besoin doit voir le jour.