Avec un texte de Ezzedine Madani, une mise en scène de Mohamed Kouka et une interprétation qui associe ce dernier à Moncef Souissi et à Hichem Rostom, Ibn Khaldoun, fragments futurs fut un moment de découverte d'un texte en arabe classique, certes, mais d'une grande modernité, contrairement à ce qu'on pouvait penser du tandem Kouka-Madani. Malgré les siècles qui nous séparent de l'époque d'Ibn Khaldoun, ce dernier demeure l'un des penseurs arabes les plus connus et les plus étudiés, car il est souvent présenté comme l'un des pères fondateurs de l'histoire, en tant que discipline intellectuelle, et de la sociologie. Fort en avance sur son temps et symbole de réforme, avec une vie tumultueuse et une étroite relation avec le pouvoir et la politique, il est, grâce à tous ces éléments, un personnage peu commun, qui séduit n'importe quel auteur contemporain. Et c'est à partir de cet aspect intemporel que toute la pièce se construit. D'abord, l'auteur s'est basé sur ce personnage comme point de départ pour poser des problèmes culturels, sociaux et politiques : interrogation sur les questions du bien et du mal et le sens de la justice et de la gouvernance, ou la position de l'intellectuel par rapport à la politique et au pouvoir, questions toujours d'actualité dans nos sociétés modernes. Ensuite, le parti pris de la mise en scène qui a réussi à dépasser l'aspect anecdotique de la vie du personnage et d'en faire un voyageur dans le temps, porteur d'une pensée plutôt que d'une entité physique. Ibn Khaldoun, fragments futurs n'est donc pas une pièce biographique, qui reconstitue une époque et des personnages historiques, c'est plutôt une réflexion sur la pensée de ce savant, sur le monde et la société tels qu'ils sont de nos jours, et ce qu'ils ont toujours été. Les transpositions sont nombreuses dans cette œuvre, et à plus d'un niveau de lecture. Au niveau du verbe, Madani opère une rencontre entre sa réflexion personnelle et celle de son personnage, actualise certaines problématiques et fait croiser, sous sa plume, le deuxième millénaire avec les références du XIVe siècle. A un tel point qu'on pourrait dire que la pensée de Madani se dissout dans celle d' «Ibn khaldoun» et vice-versa, en la lançant dans une vision assez modernisante du théâtre. Côté mise en scène, on jongle avec les codes et les références. La scénographie et les costumes sont volontairement anachroniques; Ibn Khaldoun, campé par Hichem Rostom, se présente tel un voyageur, un «globe trotter» pour qui les frontières n'existent pas et ses confrontations avec les esprits obscurs et les usurpateurs de la pensée libre se colorent d'un discours politique contemporain. D'ailleurs, ce n'est pas par hasard que ces détracteurs se cachent sous le «tchador» et s'habillent en talibans … La prestation de ces jeunes de l'institut d'art dramatique était très appréciée, montrant un véritable talent en herbe et une vraie assimilation de la portée du texte. Justes et énergiques, ils ont constitué l'un des atouts de la réussite de ce travail. Dommage qu'une grande partie du texte n'a pas été audible, et nous sommes passés à côté de moult détails qui sont restés inaccessibles au public. Pour les amateurs du théâtre d'expression arabe littéraire, Ibn Khaldoun, fragments du futur vaut le détour!