Par Soufiane BEN FARHAT Décidément, on aura tout vu lors des deux dernières semaines. Et la scène politique nous promet de voir davantage dans ce registre. Franchement, les Tunisiens n'y sont guère habitués. Les longues tractations de coulisses — entrecoupées de fuites et de semi-révélations — c'était l'apanage des pays démocratiques. Sous nos cieux, l'uniformité du fait du prince commandait d'accepter son diktat. Et de ne pas chercher à comprendre. La révolution du 14 janvier 2011 est passée par là. Les élections de l'Assemblée constituante du 23 octobre aussi. En fait, les élections ont imposé ce genre de démarche. Aucun parti politique n'a eu la majorité absolue des voix. Le mouvement Ennahdha, qui a raflé le plus grand nombre des suffrages, doit composer avec d'autres forces politiques en vue des échéances immédiates. Et celles-ci sont dans le vif des préoccupations et priorités nationales : élection du président de la République de transition, formation du gouvernement et élaboration de la nouvelle Constitution. Si toutes les forces en présence semblent quasi-unanimes sur la Constitution, les deux premières priorités ont donné lieu à des échanges plutôt pointus. Grosso modo, de tous les partis ayant remporté des sièges à l'Assemblée constituante, seuls les partis CPR et Ettakattol ont accepté de composer avec Ennahdha pour la gestion des pouvoirs publics. Il est vrai aussi que la troisième force révélée par les élections — Al Aridha avec ses 26 sièges — a été de prime abord écartée des concertations. Ennahdha, ayant des préférences appuyées pour le régime parlementaire, a laissé aux autres le soin de se disputer les charges de président de la République et de président de l'Assemblée constituante. Comme on s'y attendait, le CPR et Ettakattol lorgnent le même fauteuil présidentiel. Question de prestige et de préséance. Ils s'en sont donné à cœur joie dans le registre des tirs à boulets rouges et des chausse-trappes. Et Ennahdha a discrètement appuyé le CPR. Du coup, Ettakattol est sorti de ses gonds. Il a également momentanément gelé sa présence au sein des commissions consultatives. Il s'est nettement démarqué de certaines déclarations particulièrement controversées du secrétaire général d'Ennahdha sur le califat. Ce qui n'est pas le cas du CPR qui, à l'endroit d'Ennahdha, semble avoir mis de l'eau dans son vin pour ainsi dire. La politique, c'est aussi cela. Les passes d'armes, le calumet de la paix et les assertions assassines. C'est une foire d'empoigne permanente derrière des rideaux d'apparence consensuels et unanimistes. Demain sans doute, les protagonistes dévoileront à l'opinion leur accord au terme de plus de deux semaines de déchirements. Le jour d'après, place à la Constituante. Mais, déjà, les urgences interpellent. Le nombre de chômeurs pourrait atteindre le million dans quelques semaines, les régions souffrent, les jeunes désespèrent. Les investissements reculent, l'inflation est à son paroxysme, les prix enflent, le pouvoir d'achat s'étiole à vue d'œil. Tous les indicateurs virent au rouge. Et il faudra bien qu'il y ait un commandant dans le cockpit. Ne nous y trompons pas. Beaucoup de Tunisiens auront tôt fait d'oublier certaines séquences romantiques de leur Révolution. La réalité sonne le rappel des douloureux faits. Des urgences qui ne sauraient souffrir quelque attentisme ou tour de passe-passe aussi. Ceux qui se sont rués vers les dignités des fauteuils ne savent peut-être pas quelles épreuves les attendent. Le pays entier doit faire face à des défis de taille. Ceux qui seront incessamment aux affaires le sauront rapidement. Etre dans l'opposition est une chose, être au pouvoir en est une autre. Les tractations présidant à la gestion des différents organes du pouvoir en disent long déjà. Les réactions à certaines déclarations de figures fraîchement élues aussi. Gouverner n'est pas philosopher. Napoléon Bonaparte a dit un jour : «Nous avons fini le roman de la Révolution, il faut en commencer l'histoire, ne voir que ce qu'il y a de réel et de possible dans l'application des principes, et non ce qu'il y a de spéculatif et d'hypothétique. Suivre aujourd'hui une autre voie, ce serait philosopher et non gouverner». On s'interroge depuis pour savoir si Napoléon a bien été le sauveur de la Révolution française ou son fossoyeur.