Par Soufiane BEN FARHAT Les argumentaires de la campagne électorale méritent le détour. Et pour cause. Avec 1.570 listes en lice totalisant 11.686 candidats, dont près de six mille indépendants, on imagine le topo. Rien que pour les 27 circonscriptions sises en Tunisie, on totalise 1.424 listes, dont 787 listes de partis, 583 listes d'indépendants et 54 listes de coalitions, soit 10.937 candidats. Lors de cette campagne électorale particulièrement longue – elle dure trois semaines – on "a eu droit" à pas moins de 1.424 spots télévisuels de trois minutes (et autant radiophoniques) des représentants de toutes les listes en compétition. Et à autant de discours différents. Paradoxalement, ce qu'on relève jusqu'ici, c'est l'uniformité des discours. Ils ont beau être nombreux et de prime abord différents, les candidats ne dissemblent pas pour autant. Pourquoi donc y a-t-il conformité là où la pluralité est supposée être de mise ? Pour trois raisons essentielles en fait. En premier lieu, les partis politiques et les indépendants, dans leur excellente majorité, n'ont guère de programme électoral aux contours clairs, nets et précis. Certains partis ont bien publié il y a peu des programmes politiques, qui en cent points, qui en cent vingt points, qui en 365 points, etc. Mais, à bien y voir, au-delà de l'effet d'annonce, il s'agit de programmes généraux réitérant des choix et positionnements généraux sur fond de professions de foi généralistes et généreuses. Or, selon les experts et les sondeurs, le choix des Tunisiens lors de l'élection de l'Assemblée constituante se fera en premier lieu, et à concurrence des deux tiers, sur la base des programmes des différents protagonistes. Comment choisir là où il n'y a guère d'éventail de choix en bonne et due forme ? Cela explique d'ailleurs le nombre extrêmement élevé d'indécis ou de ceux qui n'ont pas encore arrêté leur choix à moins de cinq jours de l'élection cruciale. En deuxième lieu, les poncifs, lieux communs et clichés stéréotypes ont tôt fait d'investir la place politique. Une certaine paresse intellectuelle érige les généralités en substituts des programmes et positionnements sur l'échiquier. C'est comme vouloir créer un système juridique et judiciaire intégral sur la base des seuls principes généraux du droit. Alors, M. Fait-Tout occupe les devants de la scène. Il s'agit en général du premier responsable du parti ou de ses inconditionnels partisans. A quelques rares exceptions près, on n'a guère vu les partis politiques faire du porte-à-porte ni s'inscrire durablement et intelligemment dans les sphères d'intérêt des citoyens. Le marketing politique n'est visiblement pas le fort de nos états-majors politiques. Et l'on n'a guère vu quelque conseil en communication d'opinion publique épauler les protagonistes dans la joute électorale. D'où les déficits courants et patents en matière d'actions et stratégies visant à donner à réfléchir et intéresser l'électeur potentiel à une cause d'intérêt général. Où que l'on se trouve, les gens vous assaillent et vous posent une question à brûle-pourpoint : "Pour qui allez-vous voter‑? Pour qui devrais-je voter‑?". La semaine dernière, un professeur de musique m'a confié qu'il a dû interroger des mômes de six à sept ans en classe préparatoire enfantine sur leurs choix électoraux‑! "En vain", fit-il avec une moue de dépit mi-ironique mi-tragique. Je lui rétorquai que les enfants ne sont guère si loin de la posture mentale des adultes en la matière. La troisième raison, et compte tenu des deux précédentes, c'est que la place politique est en manque de la variante de la légitimité qui, à défaut de programme imposant, est la plus opérationnelle sous nos cieux‑: la légitimité charismatique. Tous les dirigeants ou presque évoluent prosaïquement, au ras du sol. Ils sont à l'instar de cette plus belle fille au monde qui ne peut donner que ce qu'elle a. Il leur manque l'incontestable légitimité du combat historique, le bagout, la "gueule", voire la savoureuse malice et le jeu subtil sur les registres de la séduction. En désespoir de cause, et faute de moyens, nos protagonistes recourent au bon vieux stratagème du raccourci arabe (9assa 3arbi). Ils enfilent leurs œillères de campagne. Effectuent du remplissage verbeux, débitent n'importe quoi et font comme si. Encore heureux s'ils n'étaient que quelques-uns à s'y exercer. Parce que, ce faisant, ils deviennent foule, se bousculent au portillon. Et retombent dans l'insignifiance de l'uniformité.