Il est l'un des intellectuels qui comptent en France et en dehors de la France, et les trouvailles de sa pensée ont eu le privilège d'être reprises par le monde de la politique. Après une carrière universitaire remplie, Edgar Morin consacre son temps à voyager à travers le monde et à donner des conférences. Il était parmi nous dimanche et lundi derniers, à l'occasion d'une rencontre sur le thème de la citoyenneté du monde. Une visite qui, en un sens, n'est qu'un retour, puisque Edgar Morin a enseigné à Tunis dans les années qui ont suivi l'indépendance. D'où l'intérêt de son regard sur les événements qui ont marqué notre pays. Quelle est votre perception de ce qui se passe en Tunisie depuis le 17 décembre dernier ? C'est un événement qui m'a rendu très heureux. Je me souviens très bien d'une réunion qui était organisée par un journal électronique, Mediapart. J'ai parlé et j'ai dit ceci : «Un, cela détruit une idée fausse qui est que les Arabes ne pouvaient que vivre, soit sous une dictature pseudo-laïque soit sous une dictature religieuse ; deux, les Arabes sont comme nous et nous sommes comme les Arabes. C'est la même aspiration à la liberté et à la dignité qui s'exprime... C'est vrai de tous les pays, y compris de la Chine... Et puis j'ai dit aussi, comme Hegel à propos de la révolution française, que c'est un « splendide lever de soleil »... J'ai dit que de la même manière qu'avec la révolution française il y a eu la Terreur, Thermidor, etc, le message de la révolution a quand même continué et, finalement, il a abouti à la République, c'est aussi ce qui va se passer avec le Printemps arabe. Il peut y avoir un automne, il peut même y avoir un hiver, le printemps reviendra... On croit que la démocratie est le privilège de l'Europe, mais on oublie qu'en Europe il y a eu le nazisme, le franquisme, le salazarisme... Il y a la difficulté de passer de l'aspiration démocratique à la démocratie. La démocratie est nécessairement fragile. Elle vit de l'opposition mais peut être détruite par l'opposition. Je suis conscient des difficultés... Mais je suis heureux de voir qu'après des vicissitudes, une assemblée constituante a été élue. C'est un pays qui vit avec sa liberté acquise : j'ai eu ce sentiment physique ! De Tunisie est partie une vague qui s'est répandue dans une grande partie du monde : Egypte, Yémen, Libye, Syrie et ailleurs. Cela a réveillé quelque chose en Chine, en Israël aussi, avec une portée sociale. Quel est le trait commun entre la révolution tunisienne et le mouvement des indignés ? Ce sont des mouvements contre le despotisme. Il y avait ici un despote personnalisé avec un autre qui était celui de l'argent. A New York ou en Espagne, c'est contre le despotisme de l'argent (qu'on appelle pudiquement «les marchés » !). C'est un mouvement porté par les mouvements libertaires de la jeunesse... En Tunisie, on disait «dignité». Or les «indignés» revendiquent aussi la dignité : un mot très méditerranéen. Nous voyons ce mot concerner les deux rives de la Méditerranée. Y a-t-il d'après vous des risques de dérapage ? La réussite de l'expérience tunisienne vient de son caractère fondamentalement pacifique. En Libye, ça a pris la forme d'une guerre civile. En Egypte, le risque est celui d'un conflit entre l'armée et la majorité des élus. Le vrai problème, c'est que ces mouvements courent toujours le risque de régression, d'asphyxie. C'est ce qui s'est passé avec la révolution française. On est en présence d'un mouvement aussi important que la décolonisation : ça accomplit la décolonisation... Maintenant, il y a une autre décolonisation, économique, mais c'est encore une autre affaire. Il y a eu deux surprises : la première, c'est l'explosion de liberté. La deuxième, c'est que les élections ne traduisaient pas l'arrivée au pouvoir de partis laïques, mais de partis islamiques. C'est une surprise liée à la méconnaissance de deux réalités: dans les pays arabo-musulmans, ce sont les islamistes qui ont pratiqué l'entraide. Ils étaient présents là où il y avait des besoins. A l'inverse, il y a avait carence des partis normaux. Cela a été le cas au Maroc, même pour les partis qui avaient l'étiquette socialiste. Les partis islamistes sont connus pour l'entraide et pour la dénonciation de la corruption. Donc ils ont bénéficié de la confiance. La question va être de savoir s'ils vont réussir la lutte contre la corruption. Autre question : s'ils vont parvenir à préserver les acquis, dont certains sont bourguibistes. Mon espérance est que le parti islamiste joue pleinement le jeu... Ses dirigeants qui ont enduré la souffrance ont des raisons de ne pas infliger la même chose aux autres maintenant qu'ils sont au pouvoir. Vous avez évoqué la «surprise» des élections. Le phénomène déborde largement le cas de la Tunisie. Quel regard portez-vous sur la dimension religieuse qui s'exprime à travers les révolutions arabes, vous qui n'êtes pas connu pour votre attirance personnelle pour la sphère de la vie religieuse ? Ce sont les religieux qui pratiquent la solidarité. La croyance est ancrée dans la réalité rurale. Il a fallu plusieurs siècles en Europe pour que la religion devienne une affaire privée. Il y a eu une résistance farouche de l'Eglise. Il a fallu que l'on commence à étudier la naissance des évangiles (qui ont été rédigés 70 ans après la mort du Christ). Il a fallu ce regard anthropologique sur la religion... La religion répond à des besoins. Plus on est dans des périodes de crise et de désarroi (on croyait que le progrès répondrait aux questions mais ce n'est pas le cas), plus on se réfugie dans la religion. En même temps, on a mis des siècles en France pour se libérer, pour avoir le droit d'être libre-penseurs : on ne peut pas demander au monde arabe de le faire d'un coup de baguette magique. Il faut tenir compte de l'histoire. Vous savez, Mohamed Arkoun, que vous connaissez peut-être, a écrit des choses... Il lutte sur deux fronts : contre la vision fausse de l'Occident sur le monde arabe, mais aussi pour ce travail anthropologique sur l'islam. Vous évoquez, dans l'un de vos ouvrages, Terre-patrie, le thème de la «communauté de destin terrestre». Quel diagnostic faites-vous de cette question aujourd'hui ? Le problème est très actuel : dégradation de la biosphère, multiplication des armes de destruction massive, dictature effrénée de la spéculation financière, fanatisme ethno-religieux : et je ne parle pas ici de l'islam seulement, il y a un fanatisme évangélique... Que nous ayons toutes ces menaces, cela nous oblige à nous unir. Nous avons nos patries respectives, mais nous avons aussi cette patrie commune qu'est la terre... La mondialisation est ce qu'il y a de pire et ce qu'il y a de meilleur... Ce qu'il y a de meilleur car elle peut nous permettre de réaliser la «terre-patrie» ! Autre thème qui vous est cher, et qui a été repris par d'autres: la «politique de civilisation»... Etes-vous optimiste : pensez-vous que cette politique se met en place ? La civilisation moderne qui est née en Europe occidentale a produit des choses très positives. Mais elle a produit aussi des choses négatives, comme l'individualisme, qui peut être égoïste... Il y a eu destruction des solidarités. Ce qui n'est pas le cas dans les pays du sud, comme on le voit avec les infirmières maghrébines dans nos hôpitaux en France : ce sont souvent elles qui accourent quand un vieux a un malaise... Et puis on voit qu'avec tous les nouveaux instruments de cuisine, les gens ne sont pas plus heureux. La politique de civilisation, c'est la lutte contre les effets négatifs de la civilisation moderne. Les pays du sud ont des ressources. Ils doivent résister à l'hégémonie du quantitatif et défendre le bien-vivre... Je dis souvent qu'il n'y a pas que le «développement» des sociétés, il y a aussi «l'enveloppement»...