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Nous sommes dans le prolongement du réformisme de Kheireddine
Rencontre avec Rached Ghannouchi, leader du mouvement «Ennahdha»
Publié dans La Presse de Tunisie le 18 - 02 - 2011

Fondé en 1981 à l'époque du pouvoir bourguibien, le mouvement «Ennahdha», initialement appelé «Mouvement de tendance islamiste», fait actuellement son retour sur la scène politique après une longue période de mise à l'écart. Le nouveau contexte, qui exclut l'exclusion, qui bannit les excommunications de quelque origine qu'elles soient, exigeait que l'on aille un peu au fond des choses dans la connaissance de ce mouvement qui est appelé à figurer parmi les acteurs de notre vie politique dans les années à venir : son projet, ses soubassements, ses positions sur certaines questions cruciales comme la gestion de la diversité, mais aussi, et dans le même temps, son approche rhétorique, sa méthode de persuasion et de séduction, dont le présent entretien avec le fondateur et dirigeant du mouvement offre aussi un échantillon.
Par-delà les interprétations politiques que les uns et les autres auront du texte qui suit, il semble confirmer la possibilité donnée par le courant islamiste de donner lieu, autour des questions liées à notre héritage culturel, à un débat énergique mais dépassionné et débarrassé des vieux réflexes chargés d'anathèmes et de volonté de proscription. Un débat qui est en tout cas le risque à prendre en vue d'un Islam tunisien qui se soumet à l'épreuve du jeu démocratique et qui entend même y apporter sa propre contribution...
Quel est, de votre point de vue, la valeur de l'autorité de la volonté populaire face à l'autorité des textes religieux en général ?
Pour les croyants, il ne saurait y avoir contradiction entre la volonté divine et la volonté populaire. Ceux qui croient en Dieu, leur foi les amène à croire que Dieu est un savant, le savant des savants. En tant que créateur des hommes, Il sait ce qui est leur bien ainsi que ce qui les rend heureux. Ses décrets sont tous venus, comme le disent les ‘fuqaha', dans l'intérêt des hommes. Car Dieu n'ordonne rien qui n'ait une utilité pour les hommes, de même qu'Il n'interdit rien qui ne soit nuisible pour eux.
C'est pour cette raison qu'il ne peut y avoir, dans ce contexte, et parmi les croyants, contradiction. Si, par exemple, dans la Constitution d'un pays il est dit que l'Islam est la religion de l'Etat, alors les législateurs ne ressentent pas de contradiction : ils ne voient pas d'opposition entre la religion et le bien supérieur, entre la religion et les intérêts du peuple. C'est pourquoi, leur effort d'interprétation (ijtihad)… car la religion n'a pas tout prévu, elle a énoncé des principes généraux. Dans le prolongement de ces principes généraux, ils font appel à leur raison, qui donne lieu alors à un travail de création, d'effort sur soi (jihad) et d'effort vers le sens (ijtihad), mais un travail qui ne sort pas des limites fixées ni des intentions qui sous-tendent les principes (maqaçid). De la sorte s'accomplit une conciliation entre la volonté du peuple et la volonté divine, à travers l'outil de l'ijtihad. Cet outil remplit les vides laissés par les textes. Puisque les textes ne comblent pas tous les vides. Chaque jour apporte des questions nouvelles, alors que les textes ne sont pas nouveaux. Les situations se renouvellent tandis que les textes restent inchangés. Comment remplir les vides ? Par l'ijtihad. Mais cet ijtihad doit être commandé par les principes et les intentions qui ont été énoncés par la Loi.
Quelle place l'Islam occupe-t-il d'après vous au sein de la famille des religions monothéistes et quels liens imaginez-vous dans l'avenir lointain entre les trois religions relevant de cette famille ?
L'islam part de l'unicité divine ainsi que de l'unicité de l'espèce humaine, mais aussi de l'unicité de la prophétie. Il y a donc un seul Dieu, un créateur unique, qui a envoyé aux hommes de nombreux prophètes, mais qui viennent tous de la même origine. Et l'Islam considère que les prophètes appartiennent à une même famille.
Croire en eux, c'est nécessairement croire en eux tous : «Dites : "Nous croyons en Dieu et en ce qu'on nous a révélé, et en ce qu'on a fait descendre vers Ibrahim et Ismaël et Is'haq (Isaac) et Yaacoub (Jacob) et les Tribus, et en ce qui a été donné à Moïse et à Jésus, et en ce qui a été donné aux prophètes, venant de leur Seigneur : nous ne faisons aucune distinction entre eux. Et à Lui nous sommes Soumis"» (Coran : 2, 136). L'Islam, c'est de croire en un Dieu unique, en une humanité qui provient d'une seule et même origine – Adam et Eve – et dans le fait que les prophètes sont tous de la même famille. Ne pas croire en l'un d'entre eux, c'est ne pas croire en l'ensemble. Donc, dans ce cadre, l'Islam considère qu'il y a une famille abrahamique, et que Ibrahim (Abraham) est le père de tous les prophètes. Et cela suppose que les religions abrahamiques se reconnaissent mutuellement. Le problème est que, alors que l'islam reconnaît le christianisme, le judaïsme, ainsi que les autres religions, les représentants de ces religions ne reconnaissent pas l'Islam. Il y a donc un problème au niveau du dialogue entre les religions : nous les reconnaissons et ils ne nous reconnaissent pas…
Ne pensez-vous pas qu'il puisse y avoir un problème au niveau de la façon dont les musulmans reconnaissent les autres religions, et qui consiste souvent à les tirer vers leur propre conception ?
Non, nous les reconnaissons. Dans la civilisation musulmane, les villes abritaient toutes des églises et des synagogues. Les églises les plus anciennes se trouvent dans le monde musulman, et non en Occident. Et les plus anciennes synagogues se trouvent aussi dans le monde musulman, comme la synagogue de Djerba. Et il n'est jamais arrivé que nous ayons détruit les églises ou les synagogues, car cela relève de notre religion. Plus que cela : l'Irak, par exemple, a été le centre du plus grand empire musulman, l'empire abbasside, là où se trouvaient les grands «fuqahas» de l'Islam comme Abou Hanifa, Echafii, Ahmed Ibn Hanbal, Jaâfar Essadik… Et malgré cela, l'Irak était une mosaïque, comme s'il s'agissait d'un musée des religions. Il y a des religions qui n'existent pas en dehors de l'Irak, comme les Sabéens, les Yazidiînes qui adoraient les idoles, qui adoraient les arbres... Or il n'est pas arrivé que l'un des «fuqaha» prononce une fatwa pour les éliminer. Si cela avait été le cas, ils auraient été tués effectivement… Ce n'est pas arrivé parce que la liberté de religion, ou la liberté de conscience, est une question sacrée en Islam. Tout homme est donc libre de croire à ce qu'il veut, que ce soit à une religion révélée ou à une religion païenne. La question de la foi est une question qui fait référence à la conscience, et celui qui demande des comptes sur cette question, c'est Dieu, et non l'Etat.
De quelle façon concevez-vous votre contribution à la marche du peuple tunisien vers sa propre émancipation par rapport aux tutelles idéologiques qui tendent habituellement à le maintenir dans un statut de mineur sur le plan intellectuel ?
Nous avons affirmé depuis 1981, lorsque nous avons déclaré la création du Mouvement de la tendance islamique, quelle était notre conception de la rénovation islamique : donc que l'Islam se renouvelle, et que nous voulions contribuer à la poursuite de ce renouvellement qui avait commencé en Tunisie avec Kheireddine, au XIXe siècle… Il y avait alors un mouvement réformiste qui cherchait à accorder l'Islam et la modernité, à introduire les sciences nouvelles et les techniques, l'organisation administrative, militaire, l'organisation de l'Etat mais dans le cadre islamique. Nous, nous nous considérons au mouvement Ennahdha comme un prolongement de ce mouvement réformiste que le colonialisme français a aboli pour le remplacer par une autre idée de la réforme, selon laquelle si vous voulez la connaissance et le progrès, vous devez vous tourner vers le modèle laïc occidental. Bourguiba a repris cette idée-là ; il ne s'inscrit pas dans le prolongement de l'école de Kheireddine, mais bien dans celui de la conception française pour laquelle la religion est perçue comme un obstacle sur le chemin du progrès. Et cela est le fait d'une influence de la Révolution française et de sa relation avec la religion. La laïcité française est extrémiste en comparaison de la laïcité anglo-saxonne qui a coexisté avec la religion. L'élite tunisienne, sous la conduite de Bourguiba, est influencée par l'héritage de Voltaire et Diderot, par celui de la Révolution française, et Bourguiba n'a fait que copier le modèle français pour l'appliquer à l'Islam, alors qu'il y a une différence entre le christianisme et l'islam du point de vue de leur relation avec le savoir et le progrès. La civilisation islamique s'est développée dans le cadre de l'Islam : c'est l'Islam qui a ouvert la voie de la civilisation devant l'homme arabe. Tandis qu'en Occident, la modernité s'est affirmée dans un mouvement de révolte contre le christianisme. Nous, quand nous sommes entrés dans la religion musulmane, nous sommes entrés aussi dans le savoir scientifique et le progrès, passant de l'ignorance (jâhiliyya) à la civilisation… L'Islam n'a donc pas de problème avec la modernité dans le sens de la science, de la technique, de l'organisation administrative, de l'organisation politique moderne. Par conséquent, il peut non seulement coexister avec la modernité, mais servir de cadre qui permet aux musulmans de connaître le progrès scientifique et technique, la démocratie, la justice sociale… Tout cela peut se faire dans le cadre de l'Islam. Et c'est ce que n'a pas compris Bourguiba.
La Révolution tunisienne est partie d'une région où l'agriculture joue un rôle économique important : avez-vous des propositions concrètes, au niveau de votre mouvement, afin de dynamiser ce secteur de l'économie dans les régions agricoles ?
Je ne suis pas un économiste mais il est clair que la révolution est partie de ces régions-là. Non pas en raison de l'agriculture, mais en raison de la discrimination, du fait que ces régions ont vécu la privation et l'injustice par rapport aux régions riches. Leurs ressources, comme les gisements miniers, profitent à d'autres régions. Car la révolution en réalité a commencé dans la région du bassin minier il y a deux ans : c'est de là qu'elle est partie, parce qu'il s'agit d'une région déshéritée, du fait que ses richesses sont acheminées vers d'autres régions, qui en profitent. Les grands projets économiques se situent tous sur la zone côtière, de Bizerte à Gabès. Tandis que les régions de l'intérieur produisent des richesses, mais ces richesses vont ailleurs. Les régions du Kef, de Béja et autres produisent des céréales, mais cela va dans d'autres régions. Les régions minières produisent du phosphate mais cela va ailleurs. La région de Sidi Bouzid a une production agricole importante, mais elle ne reste pas là : il n'y a pas d'industrie de transformation. Cette région aurait pu être dotée d'un tissu industriel qui aurait transformé cette production en conserves pour l'exportation. Par conséquent, il y a une discrimination contre ces régions et c'est ce qui a provoqué le sentiment d'injustice et de colère. Ainsi, c'est de ces régions que la révolution est partie. Et tant que ces régions resteront en colère… et leur colère persistera jusqu'à ce que l'on révise le modèle de développement, ce modèle dont on a dit que c'était un miracle économique et qui s'est révélé être une catastrophe économique… le pays ne connaîtra pas la stabilité, sinon sur la base d'un équilibre entre les régions, sur la base de l'équité. Mais pour l'instant il y a une injustice. C'est pourquoi, tous les nouveaux projets doivent aller en direction de ces régions intérieures, afin de rétablir l'équilibre… Si cela n'est pas fait, la révolution va recommencer : ces régions vont envoyer des vagues de colère vers la capitale et vers les autres villes… Elles ont envoyé un message à l'Etat, et si l'Etat ne comprend pas ce message, la colère va se poursuivre, les vagues de la colère vont grossir et l'Etat ne connaîtra pas la stabilité, si ce n'est par un équilibre entre les régions.
Avez-vous réfléchi vous-même à ce nouvel équilibre, en tant que mouvement d'Ennahdha ?
Non, nous n'étions pas préoccupés par ces questions, nous étions préoccupés par la question de notre existence, qui était menacée. Quand votre existence est menacée, vous n'avez pas le temps de réfléchir au renouvellement, aux programmes, à l'amélioration… C'est aussi le cas des autres mouvements : pour les principales forces politiques, il n'y avait même pas la possibilité de disposer des informations. Le régime de Ben Ali a fait que toutes les données étaient secrètes. Même les chiffres ordinaires… Quand les médecins s'interrogent sur les chiffres des malades du sida en Tunisie, par exemple, ils ne trouvent pas de chiffres réels. Tout est secret. Il n'y a pas de transparence. C'est pourquoi, le miracle économique s'est révélé être une catastrophe... Cela prouve que toutes les données étaient falsifiées. Quand on nous disait que le taux de croissance était de 5 %, c'était également faux… Et cette croissance, à supposer qu'elle soit de 5 %, qui en profitait? Le Premier ministre déclare en ce moment que le taux de croissance pourrait être de 7 ou de 8 % sans la famille des Trabelsi et sans la corruption : s'il y avait eu transparence, les gens auraient su cela.
Pensez-vous qu'il existe aujourd'hui une intolérance qui se manifeste à l'égard du religieux en général ?
Il y a un manque de tolérance dans un seul sens, celui de la persécution des religieux… Lorsque la femme se voit interdire son droit naturel de porter l'habit qu'elle désire, cela veut dire qu'il y a manque de tolérance. La Tunisie a vécu à l'époque de l'indépendance une période de manque de tolérance religieuse, une vraie ségrégation religieuse, avec la fermeture de la mosquée Zitouna à l'initiative de Bourguiba, mousadarat il awqaf (la confiscation des dotations religieuses), les railleries au sujet des emblèmes de la religion comme le jeûne, ou le Coran…
Vous parlez ici de l'époque de Bourguiba?
Ben Ali est arrivé et il a surenchéri, lorsqu'il a interdit le hijab, et qu'il a mis au point sa stratégie d'assèchement des sources : lorsqu'il a commencé à combattre Ennahdha, les communistes extrémistes ont rejoint le parti destourien… Ces communistes laïcs qui sont entrés dans le parti, et dans l'appareil de l'Etat, ont développé l'idée qu'il n'était pas possible de combattre l'Islam politique sans combattre l'Islam religieux, dans la mesure où l'Islam religieux pourrait toujours se transformer en Islam politique. Pour venir à bout de l'Islam politique, il faut une terre brûlée. Il faut que quiconque va à la mosquée soit identifié et qu'un dossier soit constitué à son sujet dans les services de sécurité. Il y a des documents qui prouvent que le ministère de l'Intérieur demandait aux postes de police de lui fournir un état concernant les jeunes qui se rendaient à la mosquée, et en particulier ceux qui s'y rendaient pour la prière du matin. Etre religieux était devenu un délit. De même, les livres religieux ont été supprimés des librairies : même les textes d'interprétation (tafçir) et des dits du Prophète (hadith), parce qu'ils pourraient mener à l'Islam politique. De son côté, l'éducation religieuse n'encourage pas les gens à adopter la vie religieuse, mais tend à leur montrer que l'Islam consiste en des factions différentes, des opinions différentes. De sorte qu'il n'y avait pas de religion : chacun avait la sienne… Le combat contre le hijab : des milliers de femmes ont été renvoyées en raison du fait qu'elles portaient le hijab. Mais le non-religieux n'est pas persécuté. Le persécuté, c'est le religieux. Moi je ne dis pas qu'il faut persécuter le non-religieux, je dis qu'il faut qu'il y ait liberté religieuse : «Pas de contrainte en religion», «A vous votre religion et à moi la mienne». Mais depuis l'indépendance, le religieux subit une discrimination, subit une persécution.
Qu'en est-il de l'intolérance au sein de la famille musulmane à l'égard de ceux qui ne relèvent pas de sa tradition : n'y a-t-il pas un problème aussi?
Quel problème ? Je n'ai pas entendu… Il se peut que, à l'intérieur de la famille, par exemple au mois de Ramadan, lorsque tout le monde est réuni pour rompre le jeûne : si l'un d'entre eux n'est pas jeûneur, il y a sans doute un sentiment de manque d'intégration au sein de la famille. Car le jeûne a une dimension sociale : il rassemble les gens. La famille est réunie, on s'invite les uns les autres : si quelqu'un ne jeûne pas, c'est comme s'il disait : «Je ne fais pas partie de vous !»… S'il ne jeûne pas sans raison — parce que s'il est malade, par exemple, on l'excuse —, il va se sentir étranger à la famille. Il est libre de ses actes : je parle de l'aspect social. La religion a une dimension sociale, comme le jeûne…
Mais s'il ne jeûne pas, que lui arrive-t-il ?
S'il n'a pas jeûné et qu'il vient manger avec eux au moment de la rupture du jeûne, on lui dira : «Tu n'as pas jeûné, pourquoi veux-tu rompre le jeûne à présent‑?» Il est libre de jeûner ou de ne pas jeûner : c'est une affaire qui le regarde, mais d'un point de vue social, c'est lui qui s'exclut. Quand il a refusé de jeûner alors qu'il n'avait pas d'excuse, il a envoyé un message à la famille disant : «Je ne suis pas des vôtres». Je ne dis pas qu'ils doivent l'exclure, mais c'est ainsi.
Beaucoup considèrent que vos déclarations rassurantes sur la nature de l'Islam que vous professez relèvent d'un calcul politique. Que leur répondez-vous ?
C'est un procès d'intention, et ce n'est pas raisonnable. Il faut juger les gens sur leurs conduites, et non à partir des intentions qu'on leur prête, ou des accusations qu'on leur adresse. Je pense que la société tunisienne en a eu assez de ces accusations. L'arme de Ben Ali, son «business», a été de tourner les Tunisiens les uns contre les autres : islamistes et laïcs, hommes et femmes… Nous en avons assez de ces accusations. On est supposé, dans cette étape, et alors qu'on a fait tomber le dictateur, engager un dialogue, qu'on se comprenne mutuellement… Mais que chacun apporte des accusations sur le compte des autres, cela n'aide pas à construire l'unité nationale et cela n'aide pas au dialogue. Depuis 1981, date de la création du mouvement, nous avons affirmé les principes du pluralisme, de la tolérance, de la démocratie… Et nous avons dit que même si le peuple tunisien choisissait le communisme dans le cadre d'élections libres, et bien que nous soyons contre le communisme, nous respecterions son choix et accepterions qu'il gouverne. Bien sûr, il serait de notre droit de convaincre les gens que leur opinion est erronée et qu'ils doivent réviser leur choix pour les prochaines élections… Pourquoi sommes-nous donc toujours accusés d'être contre le pluralisme et contre la démocratie ? Depuis 1981, c'est une période suffisante : pendant 30 ans, nous avons tenu le même discours. Ceux qui étudient nos livres… et nos livres sont interdits en Tunisie : pourquoi sont-ils interdits ? Lisez donc nos livres, lisez nos articles et ensuite jugez-nous. Je suis persuadé que ces gens qui nous accusent n'ont rien lu de ce que j'ai publié, alors que les livres que j'ai écrits ont été traduits en turc, en persan, en anglais, en français… Mais ils ne lisent pas : ils ont des clichés, des préjugés ; ils nous ont condamné à mort sous Ben Ali et sous Bourguiba et ils ne veulent pas revoir leur position. Reconsidérez les choses et lisez !
Il existe aujourd'hui, dans la société tunisienne, toute une population qui, à un titre ou un autre, porte en elle un élément de diversité culturelle, à travers des relations de parenté ou de forte amitié avec des personnes de nationalité étrangère. Comment entendez-vous faire en sorte que le discours du mouvement que vous représentez ne conduise pas, d'une façon directe ou indirecte, à leur exclusion ?
Pourquoi ? Nous n'excluons pas. Ce pays n'est pas la propriété d'une partie de la population : il n'est pas la propriété d'Ennahdha, ni des islamistes, ni des laïcs. Il appartient à tous ses enfants. Il faut donc qu'une pensée et des lois le régissent qui s'ouvrent à cette diversité et fassent du pays une terre pacifique, garantissant des droits égaux à tous ses enfants : hommes, femmes, islamistes, laïcs… Pourquoi l'Angleterre fait une place à la diversité, pourquoi l'Allemagne ou l'Italie s'ouvrent à la multiplicité des religions et la Tunisie devrait rester fermée… Historiquement, la Tunisie est un pays où il y a de nombreuses civilisations qui se sont succédé. Il faut donc qu'il y ait dans cet héritage de diversité de quoi nous venir en aide et nous obliger aux principes de la coexistence dans le cadre de la différence, et que l'unité nationale soit – non pas comme l'ont présentée Bourguiba et Ben Ali, c'est-à-dire qu'on se range derrière une seule opinion, celle du gouvernant… La patrie n'est pas la propriété du gouvernant : le gouvernant est au service des gens, qui lui assignent sa fonction selon leurs attentes et qui le critiquent, mais la patrie est à tous et il faut que notre culture, que nos lois et que nos institutions soient dans leur ensemble ouvertes à tous sans discrimination.


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