Par Yassine Essid Depuis le 14 janvier, les Tunisiens ont réussi à survivre à tout et malgré tout : aux tireurs embusqués, aux évasions massives, aux grèves et aux sit-in, à l'explosion du chômage, à la guerre en Libye, à la pénurie d'eau minérale et de lait, et même à la victoire des islamistes. Cette exemplaire capacité de résistance risque de connaître bientôt ses limites. En effet, pendant que les partis se battent avec le fer pour se partager les dépouilles du pouvoir et décider qui doit gouverner et quoi, et qu'un gouvernement en place est réduit à l'inaction malgré un contexte d'urgence, la situation du pays ne cesse, elle, d'empirer sur le plan politique, social et économique, rendant les perspectives de reprise plus que jamais incertaines. Le premier avertissement est venu sous la forme d'une mise en garde du conseil d'administration de la Banque centrale de Tunisie (BCT) sur la poursuite et l'aggravation des difficultés économiques dans une conjoncture mondiale difficile qui ne manquerait pas, à son tour, d'aggraver la situation du pays. Aux perspectives d'une croissance négative pour 2012, font écho les propos tenus par les représentants du patronat sur les difficultés auxquelles sont confrontées de nombreuses entreprises aujourd'hui menacées de paralysie en raison de la continuité des mouvements de protestations et de revendications sociales. Dans n'importe quel pays, de telles déclarations auraient inquiété l'opinion publique, affolé le monde politique autant que les marchés, elles ne semblent pourtant nullement troubler l'insouciante légèreté des futurs dirigeants ni gâcher outre mesure l'agitation joyeuse qui règne parmi les nouveaux pensionnaires du Bardo. Un deuxième motif d'inquiétude, cette fois politique et technique, soulevée par le même communiqué de la direction de la BCT, concerne l'article 17 qui vise à soumettre la Banque centrale de Tunisie à l'autorité du gouvernement, en particulier les critères de nomination et de révocation du gouverneur et de désignation des membres du conseil d'administration. Ce n'est là, ni plus ni moins, qu'une façon de remettre l'autorité monétaire sous tutelle, comme elle l'a été sous l'ancien régime, alors que plus personne aujourd'hui ne conteste l'intérêt économique, pour un pays démocratique, de l'indépendance politique et économique de cette institution par rapport au pouvoir politique. La démocratie n'est pas seulement le pluralisme ni l'organisation d'élections libres et transparentes, elle comporte également une dimension institutionnelle essentielle pour engager la société sur le chemin de la consolidation démocratique. Il s'agit de permettre à des institutions, telles que la justice ou la presse, jadis marginalisées ou à la solde du pouvoir, d'être à la fois autoritaires et protégées contre les pressions émanant des gouvernements. Aussi, faut-il admettre comme encourageant le fait que certaines parmi ces institutions, qui fonctionnaient mal ou pas du tout, aient été rétablies dans leurs fonctions ou réactivées après des décennies d'impuissance et rempli leur nouveau rôle avec une efficacité remarquable. C'est le cas de la Banque centrale de Tunisie. Naguère discréditée, elle a vite assumé son rôle d'autorité monétaire indépendante, constituant ainsi un pôle vital pour la démocratie. L'indépendance de la Banque centrale de Tunisie relève ainsi de la réforme indispensable des institutions dans une démocratie et se situe aux points de rencontre entre les dimensions politiques et économiques de la transition démocratique. Il est maintenant de mode de se demander comment isoler les technocrates des pressions politiques inopportunes et déstabilisantes. Dans des conditions de crise économique aiguë et dans une étape de transition vers la démocratie, il est plus que jamais nécessaire d'œuvrer pour que le prochain gouvernement accepte de déléguer son pouvoir monétaire à une Banque centrale forte et autonome, à l'abri des exigences de l'exécutif. L'indépendance politique pour une Banque centrale est définie comme la capacité d'user d'une politique monétaire qui lui semble la plus appropriée et la plus favorable à la croissance, sans aucune interférence de l'Etat. Cela dépendra du mode de nomination du gouverneur et des membres du conseil, de la présence ou non des représentants de l'Etat dans ce conseil, si ses décisions relativement à la politique monétaire doivent faire l'objet d'une approbation préalable par le gouvernement ou pas et si la politique de stabilité des prix relève d'une manière évidente et explicite du statut de la Banque. Quant à l'indépendance économique de la Banque centrale, elle est déterminée par son aptitude à user d'instruments de politique économique sans restrictions. La contrainte la plus courante, imposée à la conduite de la politique monétaire, est celle relative au financement du déficit budgétaire. C'est là un indicateur essentiel qui permet de mesurer le degré d'indépendance économique de la Banque, lorsqu'on sait combien il est tentant pour un gouvernement de recourir au crédit bancaire pour le financement de son déficit. La crédibilité de la Banque centrale de Tunisie, fortement écorchée par le régime précédent, est complètement à reconstruire. Depuis le 14 janvier, la BCT a su prouver qu'elle était capable de faire face aux chocs économiques avec une politique monétaire appropriée et en dehors de toute ingérence politique. Ce bilan exigerait, par conséquent, que cette institution continue à l'avenir de bénéficier de ce même privilège. Car une Banque centrale dispose d'une fonction d'arbitre, se réservant le droit de mettre devant leurs responsabilités les hommes politiques, les chefs d'entreprise et les dirigeants syndicaux. De même qu'un appareil judiciaire qui serait aux mains d'un gouvernement qui userait de son influence sur les décisions et les jugements serait discrédité et perdrait la confiance du public, une Banque centrale aux ordres pourrait être poussée à prendre des décisions laxistes pour stimuler l'économie, au risque d'un dérapage inflationniste, et perdrait ainsi toute crédibilité. Qu'arrivera t-il en effet demain si, pour faire face au mécontentement populaire, ce qui risque fort d'arriver, ou dans la perspective d'échéances électorales, le gouvernement, de peur de se rendre impopulaire, refuse de relever les taux d'intérêt même si la situation économique l'exige, au risque d'une surévaluation de la monnaie ? Ou bien décide de financer le déficit en sollicitant à tour de bras la planche à billets ? Ce sont là des scénarios tout à fait possibles pour un gouvernement manquant de vertu et qui se trouverait dans l'incapacité de faire face à ses obligations autrement que par la voie de la création monétaire. En consacrant la rupture des liens entre le gouvernement et la création de la monnaie par l'autonomie de la Banque centrale, on élimine du coup ces causes d'inflation. De la même façon qu'Ulysse s'est fait volontairement attacher au mât de son bateau pour ne pas succomber au chant des sirènes et se noyer, la consécration dans la Constitution de l'indépendance d'institutions durables et neutres serait un acte rationnel et parfaitement en phase avec les exigences de la démocratie.