De notre envoyée spéciale au Caire Najoua HIZAOUI Avec quels yeux faut-il regarder une révolution ? Ceux d'un vieil homme ou ceux d'un jeune rebelle ? Pour qui l'Egypte est-elle entrée dans une période éclairée de son histoire et pour qui rien n'a vraiment changé ? Le Caire, place Ettahrir, épicentre de la mobilisation. Il est 15h00 de l'après-midi, des jeunes et des moins jeunes, filles et garçons, hommes et femmes, sont encore en train de faire la révolution : ils occupent toujours la place Ettahrir, jour et nuit, depuis le déclenchement des manifestations survenues bien avant le 1er tour des élections législatives et qui se poursuivent jusqu'à aujourd'hui. Ils parlent entre eux, crient, chantent à voix haute, scandent des slogans provocateurs... A la place Ettahrir, on résiste encore, on discute sous les tentes, on s'informe chaque minute des nouvelles tout en continuant à préserver le territoire occupé : place Ettahrir, mais aussi place El Abassia et bien d'autres endroits qui sont devenus des espaces de liberté et où l'on s'enivre de mots, de scènes de tournage de films documentaires, de reportages, et où l'on peut relater des chroniques au jour le jour sur la vie des «protagonistes» de la révolution. En flânant sur la place Ettahrir, on a peine à croire qu'il existe une Egypte où coule la vie en toute tranquillité. D'un côté, des milliers de personnes qui occupent la place Ettahrir, défiant les interdits du régime, de l'autre côté, des gens qui travaillent, qui vivent normalement et, plus loin encore, des milliers de bons vivants qui essaient d'oublier et qui évitent tout commentaire politique. Mais qui sont ces jeunes et ces adultes sit-inneurs, quelles sont leurs orientations politiques et leurs références symboliques, comment imaginent-ils le futur ? Sur cette place, toute la population égyptienne est représentée: des gens de tout milieu et de toute provenance, parfois réunis, et parfois opposés, mais tous impliqués dans une action commune. La révolution en Egypte a été, en ce sens, une occasion unique : on a pu témoigner de l'éveil politique d'une génération de jeunes qui a vécu toute sa vie en silence et qui apprend désormais à discuter, à se confronter à d'autres dans un espace où l'on est constamment entouré de gens et où l'on oublie même de dormir pour continuer à parler de politique et du futur. Le régime militaire actuel n'a pas éteint les débats : la brutalité était présente, mais la parole a gagné. Pour les gens, cependant, l'avènement de la démocratie est encore loin. Les manifestations se poursuivent, les jeunes continuent de descendre sur la place pour faire comprendre à l'armée qu'ils ne dorment pas. Mais, quoiqu'il arrive, la révolution laisse une trace indélébile et inaltérable. A la place Ettahrir, il n'y a pas foule, il y a des personnes qui deviennent ensemble conscientes de leur force, qui forment un groupe agissant à l'unisson, une seule «main». Les réactions après les élections étaient confuses, il y a ceux qui se sont jetés pleinement dans l'arène politique, en participant massivement au vote, élections saluées désormais comme un test de démocratie réussi. Et puis il y a ceux pour qui les élections ont été éclipsées par une poussée de contestation du pouvoir militaire qui gouverne le pays. Cette frange affirme ne pas croire au pouvoir des urnes pour obtenir le départ des militaires au pouvoir. Aux dires des manifestants des places Ettahrir et El Abassia au Caire, «la scène politique en Egypte, telle qu'elle se profile, nous laisse croire qu'on est face à deux Egypte qui se regardent, peut-être comme deux groupes politiques qui tirent les deux bouts d'une corde, chacun de son côté, mais autour du cou d'une nation tiraillée qui étouffe et passe par une étape extrêmement critique». Les militants de la place Ettahrir ainsi que ceux d'El Abassia occupent encore le village des tentes, réclamant leurs droits au travail, à de meilleures conditions de vie... «Ce qui nous ramène à une autre crise de confiance entre le peuple et l'autorité», affirme l'un des manifestants. D'autres manifestants annoncent eux aussi être les représentants d'une majorité silencieuse, scandant à l'adresse des jeunes d'Ettahrir: «Ça suffit maintenant. On a besoin de stabilité. On a besoin de batailler pour la relance de l'économie, plongée dans un marasme profond. Beaucoup de jeunes estiment désormais que le mouvement de protestation devrait s'arrêter pour donner une chance au nouveau gouvernement et pouvoir réussir le processus électoral». Les manifestants de la place Ettahrir appellent également à unifier les rangs, à s'organiser pour commencer le travail en vue de la relance du pays, pour lutter contre la corruption, se calmer et œuvrer à établir la justice. « Justice et sérénité sont inextricablement liées. On attend de voir se réaliser la justice dans notre pays. Sans la réalisation de ces objectifs, le mécontentement dominera aussi longtemps que nous n'aurons pas de Parlement. On occupe aussi la place emblématique d'Ettahrir pour honorer nos martyrs et les blessés de la révolution», ajoute une jeune manifestante. Et la question se pose. Combien de révolutions faudra-t-il pour démocratiser le pays ? En arpentant les artères aux alentours de la place Ettahrir, on s'aperçoit que le peuple égyptien réclame haut et fort la solidarité du peuple et l'union de la nation, en écrivant sur les murs : «Nous ne voulons plus de division».