Par Hmida BEN ROMDHANE Il y a un an, Mohamed Bouazizi s'immolait par le feu. Il était à mille lieues de penser que son geste allait réveiller les foules engourdies, embraser plusieurs pays arabes et déstabiliser de nombreuses dictatures qui, jusqu'à ce 17 décembre 2010, donnaient l'image factice de régimes indéracinables. Si Bouazizi ne s'était pas immolé, Ben Ali, Moubarak et Kadhafi auraient-ils été destitués? Nul ne peut répondre à une telle question, sans grand intérêt du reste. L'important est que, moins d'un mois après le geste désespéré de Mohamed Bouazizi, ces trois dictateurs, qui avaient transformé leurs pays en propriétés familiales, tombaient l'un après l'autre, laissant derrière eux des ravages incommensurables sur les plans économique, politique, social et moral. Il y a un an Mohamed Bouazizi s'immola par le feu et il était à mille lieues de penser que son geste allait le hisser très haut dans les sphères réservées exclusivement aux célébrités mondiales. Il est honoré dans sa ville natale, Sidi Bouzid, dans sa patrie, la Tunisie, et dans bien d'autres pays. La particularité du geste de Mohamed Bouazizi réside dans le fait qu'il était à la fois un acte de désespoir personnel et un révélateur explosif de la situation politique, économique et sociale déplorable du pays. Son immolation était la goutte qui a fait déborder le vase, l'étincelle qui a mis le feu aux poudres, le coup de boutoir qui a sonné la dictature, la première brèche ouverte dans son mur par laquelle la jeunesse tunisienne s'est engouffrée et a détruit une structure dictatoriale en argile qu'on prenait pour de l'acier. Mohamed Bouazizi n'aurait pas eu plus d'honneur et de célébrité s'il était un dirigeant révolutionnaire. Il ne l'était pas et l'histoire gardera pour longtemps la particularité de la révolution tunisienne en tant que vaste mouvement social spontané, sans parti politique ni dirigeant charismatique, ayant abouti à renverser une dictature méchante et pourrie, tout en gardant intactes les structures administratives de l'Etat. L'histoire nous enseigne que quand des mouvements de révolte sans dirigeants ni encadrement se déclenchent, ils sont soit réprimés dans le sang, soit ils réussissent à détruire les structures dictatoriales de l'Etat sans pouvoir en construire d'autres et sombrent dans l'anarchie. Dans le monde arabe, le Bahreïn illustre le cas le plus récent d'une révolte populaire réprimée dans le sang, sans que les révoltés n'aient pu ni briser les structures de l'Etat dictatorial ni lui imposer leurs revendications. L'autre cas extrême est illustré par la Somalie dont les révoltes populaires avaient pu, en 1991, renverser la dictature du président Mohamed Siad Barré et que, vingt ans après, les Somaliens, qui s'entretuent toujours, n'ont pu construire de nouvelles structures étatiques. Ces deux cas extrêmes mettent en relief le génie de la révolution tunisienne spontanée qui, au vu du bilan d'une année, a réussi mieux que les révolutions qui ont bénéficié du début à la fin de direction et d'encadrement. Le génie de la révolution tunisienne spontanée est d'avoir détruit aux moindres frais le système politique mafieux qui s'est greffé progressivement pendant 23 ans sur les structures de l'Etat. C'est probablement une première dans les annales politiques mondiales qu'un système dictatorial est détruit spontanément par un mouvement populaire dépourvu de toute structure dirigeante, et que, deux jours après, l'activité administrative, sociale, économique et commerciale reprend comme s'il n'y avait rien eu. Pourtant le séisme politique était de très forte magnitude et aurait pu générer de bien plus graves dégâts, n'eussent été la présence et la disponibilité d'hommes et de femmes de grande valeur intellectuelle et de hautes qualités morales qui ont aussitôt pris les rênes du pays et l'ont mené à bon port. Qu'ils en soient tous remerciés au passage. La patrie leur demeurera reconnaissante et l'Histoire ne les oubliera certainement pas. Sur le plan économique, le prix payé par le peuple tunisien est élevé. L'hémorragie financière du pays se poursuit et l'on ne voit pas la fin de la paralysie des grandes entreprises dont les pertes quotidiennes se chiffrent en millions de dinars. Le chômage a augmenté dramatiquement, alors que l'un des principaux mots d'ordre de la révolution du 17 décembre 2010-14 janvier 2011 était le droit à l'emploi. Cependant, sur le plan politique, ce prix payé paraît modique quand on a en tête la principale réalisation de cette révolution: la résolution de la question de la transmission du pouvoir. Cette question se posait de manière obsédante aux citoyens tunisiens qui ont vécu depuis l'indépendance du pays deux fins de règne dramatiques. Les crises politiques, sociales et morales de 1986-1987 et de 2010-2011 que nous avons vécues avaient ceci de commun: l'incertitude angoissante qui empoisonnait la vie de tout un peuple face à la question de la succession du dictateur vieillissant. Maintenant qu'il n'y a plus de dictateur à la tête de l'Etat, maintenant que, pour la première fois de notre histoire, le pouvoir a été transmis pacifiquement et démocratiquement, il ne nous reste plus qu'à préserver et à développer cet élan démocratique. Deux conditions sont nécessaires et suffisantes: la relance de l'économie d'abord, la vigilance citoyenne pour barrer la route à toute tentative qui nous ramènerait en arrière et viserait à nous rattacher de nouveau à un système dictatorial qu'il soit de nature laïque ou religieuse, ensuite. Le plus grand crime que commettraient, aujourd'hui, des hommes ou des partis contre la Tunisie, c'est de nous ramener vers la dictature et de nous faire revivre le cauchemar de fin de règne et l'angoissante incertitude de la transmission du pouvoir. Ils seraient abhorrés par le peuple et méprisés par l'Histoire.