Un quart de siècle s'est écoulé depuis sa disparition, et pourtant, le leader Habib Bourguiba, premier président de la République tunisienne, reste profondément ancré dans la conscience collective des Tunisiens, qu'ils aient vécu à son époque ou qu'ils aient simplement entendu parler de lui et lu sa biographie. L'homme demeure une énigme qui continue d'intriguer observateurs nationaux et étrangers, partagé entre ceux qui le vénèrent en tant que "fondateur", et ceux qui remettent en question son héritage et sa légitimité de chef. Ses détracteurs ont tout tenté pour saper son aura et amoindrir sa prééminence, de son vivant comme après sa mort. Il fut tour à tour accusé de trahison et de despotisme. Mais il est resté solidement ancré dans la mémoire nationale, conservant une étrange aura auprès des générations suivantes, fascinées par l'homme qui mena le pays vers l'indépendance et façonna les traits de l'Etat moderne. Pour asseoir son pouvoir, Bourguiba n'a pas hésité à recourir à la répression contre ses opposants islamistes, nationalistes ou gauchistes, ni à écarter ses rivaux : Thaalbi, Ben Youssef, Ben Salah, Mestiri, Mzali... Et pourtant, il est resté populaire auprès d'une large frange de la population. Comme si les événements historiques se réinterprétaient sans cesse à son avantage, et que son image ressurgissait à chaque période de sécheresse politique. Lorsque Ben Ali crut avoir tourné la page à jamais en le reléguant à Monastir durant treize années, il fut surpris par les foules criant son nom lors de ses funérailles, dans une scène qui ressemblait à une fin de règne autant qu'à la naissance d'une légende. Tandis que le régime vacillait, le leader renaissait de ses cendres, tel un phénix. Ceux qui ont gouverné après la chute du régime n'ont guère changé de stratégie Ils crurent le moment venu de déconstruire son héritage, mais se heurtèrent à la muraille de la mémoire populaire qui continuait à le glorifier, se retrouvant ainsi confrontés à une comparaison défavorable, qui a contribué à délégitimer leur pouvoir.
Alors, quel est le secret de cette présence persistante ? S'agit-il d'une nostalgie collective pour un symbole fondateur, dans un vide politique et moral ? Ou d'un appel au passé pour affronter la confusion du présent ? Il ne fait aucun doute que Bourguiba n'était pas un démocrate au sens moderne. Il alliait machiavélisme et concentration du pouvoir, et tolérait peu la liberté d'expression ou le pluralisme. Mais il a su, en contrepartie, ancrer les fondements d'un Etat moderne et social, basé sur l'éducation, la santé, la solidarité, et porté par les valeurs de citoyenneté et d'appartenance. Quant à ceux qui lui ont succédé, ils n'ont proposé aucune alternative crédible et n'ont même pas réussi à préserver ce qui avait été accompli. Les secteurs vitaux se sont détériorés, la qualité des services a décliné, et une vision d'ensemble a cruellement fait défaut. Peu à peu, la Tunisie a perdu sa place sur la scène régionale, acquise grâce au flair politique et à la stature internationale de Bourguiba. Les accusations de soumission à l'Occident ou de reniement de l'identité arabo-islamique, qui lui ont été longtemps reprochées, se sont progressivement effondrées. Les faits ont montré que son pragmatisme n'était pas de la docilité, mais une vision lucide, qui lui permit d'obtenir l'indépendance sans un lourd tribut de sang, et d'attirer un soutien politique et financier précieux pour bâtir l'Etat. Cela ne l'a pas empêché de mener la bataille de Bizerte en 1961, au prix d'un bras de fer avec la France. Son alliance avec les Etats-Unis ne l'a pas dissuadé d'accueillir les dirigeants de l'OLP après leur sortie de Beyrouth en 1982, ni de demander la rupture des relations avec Washington pour protester contre l'invasion du Liban, ni même de réprimander l'ambassadeur américain après le bombardement de Hammam Chott en octobre 1985. Sa fermeté poussa même les Etats-Unis à ne pas opposer leur veto à une résolution de l'ONU condamnant Israël — une première rare à l'époque. Il n'a pas non plus hésité à affronter la pensée panarabe dominante, lorsqu'il divergea sur la question palestinienne, adoptant une approche réaliste exprimée dans le discours historique de Jéricho en 1965. Discours qui lui valut accusations de trahison et isolement dans plusieurs capitales arabes, mais qui devint par la suite une référence — y compris pour certaines organisations radicales. Certains analystes expliquent sa présence persistante par l'absence d'un projet national alternatif, ou d'un leadership charismatique. D'autres n'y voient qu'une nostalgie passagère, vouée à s'estomper si les politiques actuelles parviennent à obtenir des résultats tangibles.
Mais la question demeure : L'invocation des figures fondatrices comme Bourguiba, Tito, Gandhi, Nasser ou Lénine, est-elle l'expression d'un "complexe du père" ancré dans l'inconscient collectif des peuples en quête d'un passé glorieux à réactiver ? Ou bien une nécessité impérieuse, qui s'impose chaque fois que la boussole se perd, et que les sociétés cherchent dans leur mémoire ce qui pourrait les sauver de leur présent.