Par Hédi BALEGH Notre Révolution du 14 janvier 2011 se lit en filigrane dans ce poème de Marius Scalési, L'Epopée du Pauvre, l'une des pièces maîtresse de son recueil Les poèmes d'un Maudit. Notre Révolution mais aussi celle de tous les peuples lorsque la coupe des injustices est pleine et que saute alors le couvercle d'une marmite longtemps en ébullition. Un mot d'abord sur la vie brève de ce poète né à Tunis en 1892 au sein d'une famille extrêmement pauvre d'émigrés siciliens. Marius Scalési a vu le jour dans une grande maison sorte d'oukala, située au 31 de l'ex-rue Bab Souika, aujourd'hui rue Mongi-Slim, entre la Médina et le Tunis européen de l'époque. A l'âge de 5 ans, il tombe d'un escalier, ce qui lui endommagea sa fragile colonne vertébrale. Bossu, tuberculeux, il mena une existence attroce décrite dans ce recueil lyrique et parfois épique. «Les poèmes d'un Maudit». «Et ramassant ces pierres tristes Au fond d'un enfer inédit, Je vous jette mes améthystes Ô frères qui m'avez maudit», dit-il dans le poème liminaire Lapidation. Ces pierres sont celles qu'on jetait sur ce bossu, poète autodidacte dont l'Alma Mater, l'université, fut la bibliothèque de Souk El Attarine, qualifiée par notre poète de «laïque Mecque.» Ce poète doué a su transmuer ces pierres en améthyste comme tous les grands poètes qui ont fait des perles de leurs larmes selon une expression de Musset. L'épopée du pauvre : qui est ce pauvre. C'est d'abord le poète lui-même qui connaît en leurs moindres recoins la souffrance et la pauvreté. Ce qui donne à cette épopée ses accents de vérité et de sincérité qui touchent le lecteur. C'est aussi, d'une manière générale, le peuple de toutes les nations qui, depuis la nuit des temps, est «taillable et corvéable à merci.» C'est d'abord la société française d'avant la Révolution de 1789 qui est évoquée avec ses divisions : la noblesse, le clergé et le tiers état. Les Seigneurs tout puissants et l'Eglise tout riche de connivence avec les Seigneurs dans une alliance de «la crosse de l'épée». «Je songeais quelquefois Dieu, le Maître du monde, Des diamants de cieux et des perles des mers, Qu'a-t-il besoin de l'or dont la chapelle abonde, Pourquoi dépouille-t-il des fils qui lui sont chers». Le manque total de liberté, les privations de toutes sortes, l'exploitation abusive de la majorité par une minorité sont à l'origine des révoltes paysannes ou «Jacqueries» du nom de leur représentant «Jacques Bonhomme», jacqueries vite maîtrisées à cause de l'inégalité des armes. Bâtons contre cuirasses, épées et lances ou armes à feu. La Révolution française de 1789 n'est qu'une étape dans l'amélioration de la condition des damnés de la terre, l'espoir viendra-t-il du Nouveau Monde, nouvelle déception à cause du capitalisme sauvage. Le dollar devient le nouveau suzerain. Finalement, dans cette «Epopée du Pauvre», c'est le fils du Pauvre, le poète lui-même qui proclame : «Je sais qu'ayant été l'opprimé millénaire, Ô juges je serai le dernier justicier». Avec l'avènement du prolétariat (Révolution russe) et son alliance avec la paysannerie, c'est encore une fois l'espoir déçu. Mais la lutte continue : «Je ferai ressurgir par le champ et la ville Ces foules d'affamés qui mangèrent des rois, Afin de proclamer le nouvel Evangile, Sombre société, nous te mettrons en croix». Ce magnifique poème aux accents hugoliens a été publié en pleine période coloniale. Ce qui m'autorise à dire que la place de Marius Scalési dans la littérature tunisienne est entre Chebbi et Tahar Haddad dont il est l'aîné. Camille Bégué, éminent critique, contemporain de Scalési, porte jugement sur ce poète, hélas encore méconnu dans une société qu'il a pourtant aimée et défendue. «La Tunisie peut être fière d'avoir enfanté un prophète d'aube étincelante de clarté, la France en l'adoptant ajoute à sa gloire; l'humanité en l'écoutant sortira plus légère de la caverne qu'elle habite pour monter vers le Bien et le Beau». ——————————— «Les Poèmes d'un Maudit», publiés par Hédi Balegh avec leur traduction en langue tunisienne.