Par Soufiane BEN FARHAT Quoi qu'on en dise, on a perdu trop de temps. Beaucoup trop de temps. Les élections de l'Assemblée constituante ont eu lieu depuis presque deux mois jour pour jour pour que l'on daigne enfin annoncer la composition d'un nouveau gouvernement. Entre-temps, beaucoup d'eau a coulé sous les ponts de la discorde. On dira que nos partis sont nouveaux, jeunes, qu'ils font leur apprentissage de la chose publique. Soit. Mais il y a le risque d'oublier l'essentiel. Ce dernier tient en quelques mots : la vocation essentielle de l'Assemblée constituante, c'est de concevoir et d'élaborer une Constitution. La lutte farouche entre les partis autour de la question de l'organisation provisoire des pouvoirs publics a été contre-productive. Elle a creusé bien des clivages hier encore inconcevables. Non seulement entre les blocs de partis et de mouvances, mais aussi et surtout au sein même des partis proprement dits. La logique du butin a accouché de positionnements antagoniques au sein de la même famille. La politique en fut réduite par moments à une affaire d'intérêts étroits et sordides. Pourtant, l'essentiel s'inscrit bien au-delà du circonstanciel. La Constitution, c'est l'âme de l'édifice politique en construction. Son élaboration ne saurait souffrir les enjeux de boutiquiers. Et les dirigeants des partis politiques de la place tiennent précisément boutique. Avec fonds de commerce, enseigne et achalandage. Ce qui équivaut à clientèle et clientélisme. Et ce qui suppose de se servir et de servir ses proches au premier abord. Ce qui est déjà fait, sans soucis ou scrupules. Bien des parents proches de certains responsables politiques tiennent des portefeuilles ministériels ou de hautes charges étatiques. Au vu et au su de tous. Qui font comme si de rien n'était, à la bonne franquette. Résultat : plus d'un cherchent désespérément un débat constitutionnel digne de ce nom. Révolution ou pas, l'homme est homme. Sa pâte est la même. Les observateurs avertis sont effarés par certaines permanences et récurrences. Des pratiques chères aux anciens dirigeants déchus sont aujourd'hui de mise. L'histoire, aux dires d'un illustre philosophe, se répète toujours deux fois : la première fois comme une tragédie, la seconde fois comme une comédie. Ici, nous sommes en plein registre tragi-comique. La confusion des genres. Ce qui n'augure de rien de bon et autorise l'expectative et le doute. En effet, le débat constitutionnel semble étrangement absent des préoccupations communes. Seuls le pouvoir, son partage, ses modalités, le domaine réservé des uns et le domaine assigné des autres importent le plus. L'opinion ne s'y retrouve plus. Elle cultive une méfiance non déguisée à l'endroit de tous. Lorsqu'ils ne comprennent pas, les gens se méfient. Décembre touche à sa fin et l'on n'a encore pas débattu la loi de finances. De même, le débat autour du règlement interne de l'Assemblée constituante traîne le pied. C'est symptomatique de l'état d'esprit en vigueur. On n'exagèrera jamais assez en la matière. Il faut tirer la sonnette d'alarme. Et carillonner le rappel des urgences. Tous les protagonistes sont concernés. Car, à ce train-là, il y a bien des risques et périls. D'abord, que la politique politicienne finisse par l'emporter. Ensuite que les logiques de chapelles se substituent aux impératifs d'intérêt public. Enfin que l'on s'installe dans la morosité du train-train mû par les seuls instincts de conservation et de dominance des tribus politiques. Concrètement, cela a tout l'air du parlementarisme excessif. Là où la logique du brouillage et des équilibres catastrophiques sévissent. On passe le plus clair du temps à parlementer de tout et de rien, au point d'en éluder l'essentiel. Et puis, lorsqu'il sera tard, très tard, les machines des partis –ou ce qu'il en restera au vu de la lame de fond des scissions en cours — se transformeront en écuries pour les élections. Ce qui est une autre manière de revenir à la case départ. Avec des dispositifs partisans plus fragmentés encore. Et c'est bien dommage. La Révolution ne mérite guère de telles perspectives. Si elles sont sombres, elles n'en sont pas moins plausibles.