Par Abdellatif Ghorbal Après avoir vécu des événements historiques depuis le 17 décembre 2010, les Tunisiennes et les Tunisiens prennent conscience qu'ils doivent désormais faire face à un pouvoir d'un type nouveau, qui ne semble avoir de nouveau que l'habillage. Tristes temps où l'un des chantres de la 2e République accède à la magistrature suprême après avoir contribué à la dépouiller de ses principales prérogatives ! Sombres horizons pour ceux qui auront participé activement au gâchis institutionnel en cours, à l'initiative d'Ennahdha et avec le soutien inexplicable de ses deux alliés actuels ! Il n'empêche que les grands moments historiques de l'année qui s'écoule resteront gravés dans la mémoire collective des Tunisiens. Hélas, s'abat aujourd'hui sur le pays la douche froide du 10 décembre avec l'adoption d'une mini-Constitution, dans des conditions en fort décalage par rapport aux objectifs de la révolution et aux attentes de tout un peuple. Tout était pourtant réuni pour qu'un climat de consensus nécessaire à l'élaboration de la Constitution s'instaure, n'était-ce l'attitude manœuvrière et irresponsable de l'alliance «Ennahdha-CPR-Ettakatol». Celle-ci, appelée «Troïka», a, pour des raisons de pouvoir et d'ambitions individuelles, privilégié les considérations partisanes aux intérêts supérieurs du pays. C'est de mauvais augure pour la suite. Si l'on n'y prend garde dès maintenant, le scénario catastrophe serait qu'une dictature succède à une autre. Hégémonie d'Ennahdha et clivages dans les débats à l'Assemblée L'Assemblée constituante vient d'adopter, au terme de cinq jours de travaux, le texte régissant la répartition des pouvoirs des instances politiques pendant la période transitoire. Tout était inédit à cette occasion, et les apparences de la démocratie étaient sauves. Pourtant, la réalité révélée par ces travaux recèle nombre de mystères et suscite beaucoup d'interrogations et d'inquiétudes. La faute à qui ? Les spécialistes et les constitutionnalistes sauront bien décrypter la portée et la cohérence des différents articles de ce texte qualifié de «mini-Constitution». Comme pour les lois en général, un tel document vaut autant par le contenu de ses articles que par l'esprit avec lequel on y parvient. Aussi devient-il indispensable de s'interroger sur ce qui s'est passé de grave durant cette semaine. L'alerte a été donnée à maintes reprises lors de la discussion des principaux articles. A la recherche du large consensus sur ces questions, la «Troïka», dirigée d'une main ferme par Ennahdha, a préféré le vote bloqué. Les points importants du texte soumis ont donné lieu à des échanges très vifs entre des partis aux conceptions divergentes. Hormi une concession de la part d'Ennahdha, au début des travaux, les autres points majeurs ont été tranchés par le vote : celui d'un bloc obstiné, qui défend des intérêts partisans, contre celui d'autres députés qui ont raison sur le fond, mais qui ont le tort d'être minoritaires. Le clivage était net. D'un côté, des partis candidats à l'exercice du pouvoir, de l'autre, des élus préoccupés par les conséquences de ces décisions sur la rédaction de la nouvelle Constitution. Les premiers tendent vers des textes taillés sur mesure pour Ennahdha, les seconds redoutent la mainmise immédiate par le parti islamiste sur tous les leviers du pouvoir afin d'assoir sa domination totale sur le pays. Serait-ce pure imagination, ou excès de pessimisme? Certes non. Le déroulement des premiers travaux de la Constituante en a été la flagrante illustration. L'hégémonie d'Ennahdha sur la «Troïka», via le président de la commission, au pouvoir démesuré, a été patente. Les choix décisifs sont arrêtés uniquement en fonction de l'équilibre des forces au sein d'Ennahdha. Cela s'est vérifié aussi bien dans les commissions qu'au cours des séances plénières. Pour Ennahdha, seul compte le rapport de force dans le pays. Ce parti ne recule que lorsque le risque de rupture avec une partie de ses électeurs devient grand. Ce qui fut le cas par moments. C'est de bonne guerre pour ce parti, qui n'hésite pas à aller le plus loin possible, puisque la voie lui est laissée ouverte par des alliés timorés ou soumis, ou tout simplement tenus en laisse par des offres de postes de pouvoir. Une Troïka très déséquilibrée Alors une «troïka» à la tunisienne, pour quoi faire ? Les alliances politiques ne sont pas critiquables en elles-mêmes. Elles peuvent être envisagées par des forces politiques pour exercer le pouvoir ou pour s'y opposer, sur la base de valeurs partagées, et de programmes élaborés en commun. L'efficience d'une telle entreprise est à la mesure de l'équilibre entre les parties qui la constituent. Est-ce le cas pour l'alliance «Ennahdha - CPR - Ettakatol» ? Sont-ils là pour gérer les affaires courantes du pays pendant la période transitoire, ou bien pour écrire la nouvelle Constitution ? Le danger viendra du mélange des deux missions : la gestion gouvernementale d'une part, et l'élaboration de la Constitution d'autre part. Toute confusion entre ces deux domaines conduira à des manœuvres malsaines de détournement de la Constitution de sa principale vocation. Qu'en sera-t-il si les arrière-pensées et leurs effets réels l'emportent sur les engagements affichés ? Que l'on réponde à ces questions légitimes. Le plus dérangeant dans cette configuration résulte du déséquilibre flagrant entre les coalisés. Cela s'est vérifié à travers les différentes initiatives prises au sein ou en marge de la Troïka. A l'évidence, celle-ci est dominée par un noyau dur de 89 députés, qui décide de l'essentiel unilatéralement, confinant leurs deux partenaires dans un rôle secondaire de supplétifs. Rendez-vous compte de la situation humiliante infligée à M. Marzouki, contraint d'accepter des prérogatives très limitées du président de la République, poste qui lui était réservé ! Pareillement pour M. Ben Jaafar? qui s'est retrouvé maintes fois devant le fait accompli. Le fort déséquilibre entre les membres de la Troïka s'est révélé contre-productif, puisqu'il en a résulté une multitude de faux pas et de regrettables attitudes unilatérales. CPR et Ettakatol peu influents La responsabilité de ces faux pas incombe globalement à la « Troïka », qui a mêlé les soucis de pouvoir aux impératifs d'une Constitution neutre. Mais l'on peut pointer un doigt plus accusateur en direction des deux alliés pour n'avoir pas voulu contenir les appétits de pouvoir du grand partenaire. Peut-être subissent-ils eux-mêmes les ambitions individuelles démesurées de leurs propres députés ? D'aucuns s'interrogent sur les vraies raisons des soutiens du CPR et d'Ettakatol à des positions d'Ennahdha, en flagrante contradiction avec leurs parcours politiques et leurs engagements lors de la campagne électorale. C'est troublant et triste pour tous ceux qui les ont connus dans les combats politiques passés. Ces péripéties ont scellé la perte d'influence de ces deux partis au sein de l'électorat et dans l'opinion. Ils en paieront sans doute les frais dès les prochaines échéances politiques. Mais là n'est pas l'essentiel. Il nous faut dès maintenant, de leur part, des explications crédibles et prouvées dans les faits. Si l'on n'a rien compris à leur stratégie, qu'ils nous en expliquent alors les ressorts qui nous ont échappés. Les Tunisiens ont soif de vérité. Ils veulent savoir où cette «troïka» veut mener le pays. Nul doute qu'Ennahdha apparaît aujourd'hui comme le seul bénéficiaire de la constitution de la Troïka. Mais les prochaines semaines seront déterminantes pour connaître le poids réel de chaque partenaire et sa vraie influence sur les évènements. Le CPR et Ettakatol, s'ils le décident, pourraient se donner un rôle important, voire décisif. Il ne tient qu'à eux pour tenir tête à leur allié, et refuser de céder à ses exigences. En commençant d'abord par séparer les accords de gestion gouvernementale des impératifs du débat consensuel au sein de l'Assemblée. Ils n'ont pas été élus en soutien du parti Ennahdha, ni chargés de permettre au parti majoritaire de disposer de tous les leviers de pouvoir, ni aujourd'hui ni plus tard. Au nom de quoi le feraient-ils ? Ennahdha, avec ses 18 % du corps électoral, n'a pas la légitimité nécessaire pour réclamer tant d'avantages. Ce n'est qu'un parti minoritaire comme tous les autres. Dissoudre la Troïka pour que vive la République Les dirigeants du CPR et d'Ettakatol disposent encore de beaucoup d'arguments pour pouvoir infléchir les évènements futurs. Il ne tient qu'à eux d'agir. Et nous ne devons pas les rejeter. Comme il n'est pas dans l'intérêt du pays de les stigmatiser férocement. Il faut qu'ils reviennent à la raison. C'est notre souhait. Libre à eux de participer au pouvoir avec Ennahdha, mais qu'ils ne tombent pas dans le renoncement, ni dans le reniement. Et, surtout, qu'ils restent libres de tout engagement vis-à-vis de leur allié pour tout ce qui concerne la Constitution. Ils décideront au cas par cas, et devront refuser tout engagement préalable sur quelque article que ce soit de la Constitution. La liberté doit être laissée à chaque député pour pouvoir voter en son âme et conscience. C'est à leur conscience autant qu'à leur patriotisme que l'on s'adresse. S'ils en sont dépourvus, la Tunisie subira les dégâts qu'ils auront provoqués. Ils en seront assurément comptables, devant le pays et devant l'histoire. Déboussolée, une partie de l'opinion crie sa déception. Certains de ceux qui ont voté pour le CPR et Ettakatol exigent qu'on leur rende leurs voix. D'autres vont jusqu'à parler de trahison vis-à-vis de leurs valeurs, de leur passé militant, et de leurs engagements électoraux. En persistant dans une logique de renoncement, et en poursuivant la politique de collaboration dans un incompréhensible déni de réalités, ils seront perçus par tous comme de petits politiciens soucieux de leurs carrières individuelles, dans une dangereuse logique de trahison. Leurs électeurs leur feront payer le prix fort pour de tels manquements à l'éthique politique et au devoir de citoyen de ce pays. La stratégie du CPR et d'Ettakatol ne peut prétendre au soutien de l'opinion que si leur démarche demeure à l'abri des soupçons. Hélas pour eux, ces soupçons ne cessent de s'accumuler contre eux, et doivent peser de plus en plus lourd sur leur conscience. Si la voie qu'ils ont empruntée avec Ennahdha s'avère bloquée, et qu'ils se retrouvent relégués au rôle de collaborateurs sans réelle influence, qu'ils en tirent alors la conclusion qui s'impose : dissoudre la «Troïka» pour que vive la République. Ils auront ainsi protégé le pays et sauvé leur âme. MM. Marzouki et Ben Jaâfar, en tant que médecins, savent qu'il vaut mieux prévenir que guérir. Mais ils doivent aussi comprendre qu'il vaut mieux ne pas trahir que d'avoir à se repentir.