Deux jeunes hommes sont morts en une semaine. Non pas sur une route isolée ni lors d'un braquage qui aurait mal tourné, mais entre les murs des prisons tunisiennes. Amine Jendoubi, 21 ans. Hazem Amara, 24 ans. Deux noms, deux visages, deux destins fauchés dans un système censé faire respecter la loi. Et surtout, deux morts sans réponse. Sans explication. Sans justice. Amine est décédé à la prison de Borj El Amri. Sa famille affirme n'avoir été informée que dix jours plus tard, par un médecin de l'hôpital Charles Nicolle. Dix jours de silence institutionnel. Dix jours pendant lesquels les autorités ont omis de signaler à une mère que son fils n'était plus en vie. Un oubli ? Non. Une méthode. Une gestion bureaucratique de la mort. Hazem, lui, souffrait de pathologies chroniques lourdes : diabète, complications cardiaques, cinq interventions chirurgicales, dont trois à cœur ouvert. Son dossier médical aurait dû suffire à lui éviter la détention. La plainte contre lui avait été retirée. Mais il est resté derrière les barreaux. Les appels déchirants de sa mère demandant un transfert à l'hôpital sont restés vains. Ce n'est que lorsqu'il était à l'agonie qu'il a été transporté à l'hôpital. Trop tard.
Dans les couloirs de la dignité perdue Ces morts ne sont pas des accidents. Elles sont les symptômes d'un système à bout de souffle, déshumanisé, opaque. La prison prive de la liberté, c'est son principe. Mais elle ne doit pas priver de la dignité, ni de la vie. Pourtant, c'est bien ce qui se produit, chaque fois qu'un détenu malade est laissé sans soins. Chaque fois qu'un jeune est torturé, maltraité ou abandonné dans une cellule surpeuplée. Chaque fois que la souffrance est perçue comme une composante normale de la peine. Et quand les interrogations montent, on nous répond que tout a été fait dans les règles. Le porte-parole de la Direction générale des prisons, Ramzi Kouki, est monté au créneau : non, aucune négligence dans le cas Hazem Amara. Un suivi médical ? Assuré. Des antécédents ? Connus. Des rendez-vous hospitaliers ? Honorés. Un traitement inhumain ? Absolument pas. Et si le jeune homme est mort, ce n'est pas la faute du système — c'est « la volonté de Dieu ». Ainsi donc, le Très-Haut est désormais chargé des communiqués de crise ? Faut-il aussi Le convoquer pour expliquer pourquoi certaines familles découvrent la mort de leur enfant dix jours plus tard, par pur hasard, au détour d'un hôpital ? Ce glissement vers le divin comme paravent à toute responsabilité est révélateur. Plus besoin d'enquête sérieuse, plus besoin d'examen des pratiques. Dieu a décidé. Circulez. On pourrait presque entendre : "Et que Sa volonté soit faite… à condition qu'elle disculpe tout le monde."
La vérité n'est pas bonne à dire, surtout si elle dérange Pendant ce temps, ceux qui dénoncent encore prennent des risques. L'avocate d'un adolescent torturé en détention l'a appris à ses dépens. La réaction des autorités a été des menaces de poursuites. Contre elle, contre les organisations qui ont alerté, contre quiconque aurait l'audace de briser l'omerta. L'Etat ne protège pas les victimes. Il protège les murs derrière lesquels elles disparaissent. Et ces murs débordent. Le président de l'Instance nationale de prévention de la torture a tiré la sonnette d'alarme : de 22.000 détenus, on est passé à plus de 32.000 en deux ans. Certaines prisons, comme celle de la Manouba, autrefois épargnées, sont aujourd'hui saturées. D'après la Ligue tunisienne des droits de l'Homme, la majorité des établissements fonctionnent à 150% de leur capacité. Jusqu'à 200% dans certains cas. Cela signifie : manque d'air, de soins, de nourriture, de dignité. Mais il faut bien faire de la place pour les « vrais criminels » : les activistes, les syndicalistes, les opposants, ceux qui parlent trop, écrivent "mal", ou pensent à contre-courant. Ceux qui, dans un pays normal, tiendraient un micro ou un livre, et qui ici tiennent une paillasse dans une cellule. Alors, on regarde ces morts s'accumuler dans l'indifférence, dans le silence, dans l'oubli organisé. On les range dans les rubriques des faits divers, alors qu'elles disent tout d'un système. Car au fond, ce n'est pas seulement Amine ou Hazem qu'on enterre. C'est aussi un peu de notre humanité collective. On dira encore qu'il s'agit de cas isolés. Qu'il faut attendre les résultats d'éventuelles enquêtes internes. Qu'il ne faut pas « exagérer ». Mais la vérité est là, nue, dérangeante, insistante : il y a des morts derrière les murs de nos prisons. Et pas un responsable pour en répondre. Non, décidément, ce pays ne manque pas uniquement de justice. Il manque, cruellement, de honte.