Par Yassine Essid Il peut paraître quelque peu surprenant qu'un économiste, nommé à la tête du ministère des Finances d'un pays en proie à de graves difficultés économiques qui, partant, devrait se préoccuper des problèmes d'urgence budgétaire et financière et s'inquiéter des moyens de les résoudre, envisage l'avenir en termes si peu réalistes. En témoigne cette surprenante déclaration faite par H. Dimassi à un reporter de ce journal (La Presse du 23 décembre 2011) : «Le soutien de nos frères libyens et arabes et le prochain fonds d'Ezzakat peuvent nous aider à résorber le fléau du chômage». On pourrait aisément souscrire à une telle déclaration si elle était faite par de fervents militants du parti au pouvoir, mais on a beaucoup de mal à l'accepter d'un ministre qui a rejoint le gouvernement sous l'étiquette d'indépendant, par définition appelé à prendre en charge ce département uniquement par reconnaissance pour sa compétence, son expertise et son refus de se soumettre et de pactiser. Cette déclaration, par laquelle M. Dimassi fait preuve d'allégeance aux théories les plus extravagantes du programme d'Ennahdha, est un acte volontairement opportuniste de la part d'une personne que son vrai métier mettait jusque-là à l'abri de telles compromissions. En ces temps de crise, en Tunisie plus qu'ailleurs, les actions du nouveau gouvernement sont plus que jamais étroitement associées à l'administration des finances. Car en plus de l'application des nouvelles et inévitables règles de rigueur et d'austérité budgétaires, le Ministre doit entretenir, avec tous les organismes de recouvrements ou de dépenses, des relations respectant les nouveaux critères de justice, d'éthique, de transparence et de fermeté. Cette position, à la fois redoutable et enviable que lui confère sa fonction de surintendant de l'argent du contribuable, implique que le grand trésorier de l'Etat défende les positions politiques en matière budgétaire, tout en participant activement à la conception et à l'évaluation des principaux programmes nationaux, y compris le redressement de l'économie du pays et le financement de la croissance. D'où sa déclaration, nullement usurpée, au sujet de la façon dont il entend «résorber» le chômage en Tunisie en misant sur le «soutien» des «pays frères». La foi naïve de M. Dimassi, quant aux bonnes dispositions des riches pays producteurs de pétrole à notre égard, relève d'une perception tout aussi simpliste du monde où l'inégalité croissante n'a jamais cessé de diviser les nations. On peut invoquer, à sa décharge, le spectacle affligeant et insupportable pour la conscience collective opposant les peuples soumis à la loi implacable du manque et de la nécessité à ceux qui baignent dans l'insouciance, le raffinement et le luxe. Un monde binaire avec, d'une part, des richesses outrancières et indécentes pour un nombre d'habitants dérisoire et, d'autre part, des populations nombreuses et frustrées, des moyens insuffisants et des besoins toujours insatisfaits. Pour qu'un tel déséquilibre soit enrayé et pour que de telles inégalités soient à jamais exclues, il suffirait simplement, selon les propos de M. Dimassi, que les nantis viennent en aide aux démunis par un simple et volontaire transvasement des excédents des uns vers les déficits des autres. C'est dans ce sens qu'il faudrait interpréter sa croyance candide en l'altruisme de ses «frères libyens et arabes». Mais d'abord que faut-il entendre par «soutien»? Faut-il le prendre dans son sens le plus restreint, réduit au seul acte présentant pour celui qui l'accomplit le caractère d'un dévouement à la cause démocratique sans compensation aucune ? Ce soutien est-il intéressé ou désintéressé, un don pur, sans contrepartie, que n'inspire aucun calcul et octroyé dans le seul but de soulager la misère humaine ? S'agit-il enfin d'une paire de bonnes béquilles qui favoriserait le redressement du pays, ou d'une aide charitable comme c'est le cas pour les pays à faibles revenus ? Rien de tout cela évidemment, car nous ne sommes ni candidats à l'aide humanitaire ni victimes d'une catastrophe naturelle. II s'agit plutôt de moyens nous permettant de mettre nos ressources en valeur, tirer le meilleur parti possible de notre potentiel productif et de notre capital humain mis à mal par les effets de la révolution démocratique. Dans ce cas, tous les apports extérieurs susceptibles d'accroître ce potentiel doivent être en principe considérés comme souhaitables. Il s'agit d'aide au commerce, conformément à la formule bien connue, exprimée pendant le sommet de Deauville par les bailleurs de fonds occidentaux : trade, not aid, qui vise à représenter l'investissement privé comme la seule voie normale pour assurer au pays le concours actif, efficace et durable des économies les plus avancées. Dans la mesure en effet où les apports sont le fait d'investisseurs privés, il est difficile de parler d'une «aide» authentique, au sens strict du terme. Faut-il alors réserver le caractère d'aide aux seuls «prêts de faveurs», consentis à des conditions plus avantageuses que celles qui seraient imposées par le marché des capitaux ? Au-delà du fait que les propos de M. Dimassi expriment, dans le fond, le virage stratégique en matière de relations internationales qu'Ennahdha entend emprunter dans les domaines des investissements et du tourisme, il y a lieu de s'interroger sur la nature même du «soutien» arabe. La Libye ? Un voisin encombrant, encore en proie à la tourmente, qui n'a jamais été un partenaire sincère encore moins un pays bienfaiteur. Quant à la soi-disant «solidarité islamique» des autres «frères» arabes, je veux parler de l'Arabie Saoudite, du Qatar et des Emirats Arabes Unis, elle s'est toujours opérée dans un cadre de proximité géographique et religieuse qui ne s'est jamais prolongée jusqu'à la Tunisie. De plus, leur aide économique, qu'on a parfois du mal à différencier de l'activité religieuse militante et engagée, a un coût exorbitant dans la mesure où elle est toujours conditionnée. Il est vrai que l'arrivée d'un parti islamiste au pouvoir pourrait inciter les cheikhs du désert à se montrer plus généreux envers un pays considéré jusque-là comme tardant à être islamisé, mais ce sera au prix d'un soutien appuyé aux pèlerinages, à la construction des mosquées, à l'envoi de prédicateurs vedettes, à la prohibition de l'alcool, au financement des cérémonies de circoncision, à l'endoctrinement au travers du financement d'écoles coraniques qui serviraient de supports à la propagation et à la diffusion d'un Islam wahhabite. Lorsque l'avenir est économiquement problématique et inquiétant, le discours des ministres devient alors plus vague, leurs jugements à l'emporte-pièce plus fréquents et l'espoir une forme de politique désabusée de la part de ceux qui n'ont plus rien à proposer. Tel notre ministre des Finances, ils tourneront alors le dos aux vraies questions pour aller scruter l'horizon à l'affût du moindre signe annonçant l'arrivée des caravanes d'Arabie.