Par Jamil SAYAH* De l'affaire dite de La Manouba jusqu'à l'affaire de Sejnane, en passant par l'agression des journalistes et la bavure devant le ministère de l'Enseignement supérieur, tout le monde s'interroge : que fait la police ? Entre ceux qui estiment que la police est inefficace et ceux qui pensent qu'elle est complice des troubles qui ne cessent de secouer notre pays, il y a une réalité incontestable : un malaise policier. Et les sources de ce malaise profond sont à rechercher dans plusieurs directions. Depuis la Révolution, l'appareil de sécurité est sous pression constante et pour cause. Nul ne peut omettre la responsabilité et la complicité d'une partie importante de nos forces de police qui s'est mise ouvertement et totalement à la remorque d'une dictature abjecte. Nul ne peut également ignorer la souffrance des victimes qui ont subi torture, exaction, harcèlement et abus de pouvoir. Ce diagnostic est déjà fait. Les responsables doivent être jugés et la justice doit passer. Point d'échappatoire. D'autre part, la nécessité de la réforme et de la modernisation de ce service public est aujourd'hui mise sur agenda politique. Nous pouvons même affirmer, sans risque de nous tromper, que c'est presque actuellement le seul projet qui fait l'unanimité. Mais, il faudrait donner à comprendre comment se dessinent les contours de cette mutation projetée. De prime abord, on ne pourrait douter que l'épanouissement des libertés exige le rétablissement de la sécurité. On pourrait même considérer cette équation comme l'extension et le prolongement de l'action traditionnelle de l'Etat, contraint d'intervenir davantage et plus directement pour garantir les droits de chacun. En fait, il s'agit bien d'une rupture radicale des mécanismes sécuritaires qui caractérisaient l'ancien régime. Toute une série d'efforts du travail policier illustrent cette volonté. Car au sein même de ce qu'on appelle négativement le ministère de l'Intérieur, il y a des agents de qualité. Certes, comme le prouve un certain nombre de faits: des ajustements ont été réalisés, des efforts ont été effectués et des mauvaises pratiques ont été corrigées. C'est incontestable. Mais l'incompréhension demeure forte. Outre un problème d'image, notre appareil de sécurité souffre d'autres maux, beaucoup plus profonds. Il est fragmenté, excessivement hiérarchisé et dangereusement instrumentalisable politiquement. Les dangers de la politisation de la police Le corps de la police n'est pas un corps de fonctionnaires comme les autres. Il est dépositaire d'un mandat noble : garantir la liberté et la sécurité des citoyens, d'une part, et préserver et assurer le bon fonctionnement de l'Etat de droit, d'autre part. Cette représentation a été profondément et durablement marquée par une séparation tranchée et un cloisonnement rigide entre activité de police et activité politique. Cette séparation est ardemment souhaitée par les Tunisiens depuis la Révolution qui voyaient dans l'envahissement du pouvoir politique un facteur de dégénérescence d'une police, «inféodée» à des vues personnelles. Si c'est au pouvoir exécutif, et notamment au ministre de l'Intérieur, qu'il appartient de fixer les grandes orientations d'une politique de sécurité au service de l'intérêt général, la gestion du corps de police doit se faire indépendamment des fluctuations partisanes. Par essence «neutre », la police doit relever de professionnels disposant de la continuité, de la permanence et de la compétence nécessaire. Parce qu'ils sont placés à l'écart des affrontements politiques, les fonctionnaires de police sont censés faire preuve d'une clairvoyance particulière, d'un sens plus aigu de l'intérêt national. Leur légitimité est aussi liée à leur autonomie par rapport au politique. On débouche ainsi sur le principe de distinction entre police démocratique et police de régime. Est-il utile encore de rappeler que notre police sous Ben Ali était l'antithèse de ce modèle. Dès lors, pour sauver le corps de notre police de cette gangrène qui le dévore, des réformes sont nécessaires. Elles doivent obligatoirement aller dans le sens de la dépolitisation de ce corps malade. En effet, des avancées dans ce sens semblent actuellement en cours de réalisation. Mais la route est longue et la tâche est ardue. Deux dérapages récents, dont la presse tunisienne a fait largement écho, démontrent les difficultés qui guettent ce projet d'avenir. Une vidéo «crapuleuse» produite par des forces occultes cherchant à discréditer le ministre de l'Intérieur. C'est une honte. Et ce même ministre qui, se trouvant en difficulté décisionnelle, fait appel à ses partisans «nahdaouis» pour mettre au pas une composante récalcitrante des forces de l'ordre. C'est une erreur politique. L'un et l'autre dérapage posent le problème des dégâts qui pourraient provoquer instantanément l'instrumentalisation politique de la police. Telle une malédiction, cette pratique se retourne souvent contre son auteur. Il suffit de voir ce qui est arrivé au dictateur pour s'en convaincre. Seule l'idéologie de la neutralité (politique) est de nature à répondre à cette exigence. Elle permet à notre police, d'une part, de se représenter comme un groupe uni transcendant les partis et les forces politiques en présence, et d'autre part, de consacrer exclusivement son agir efficace au service des citoyens et la lutte contre l'insécurité. Messieurs du gouvernement, vous êtes prévenus. Que faire pour sortir de cette malédiction ? Jusque-là la gestion (organisationnelle et fonctionnelle) de nos forces de police a plutôt obéi à une logique d'ombre et non de lumière. Opacité, clientélisme et népotisme ont marqué la gouvernance de nos forces de l'ordre. Il est temps que de telles pratiques cessent et surtout qu'elles ne se reproduisent plus. Que faire ? Paradoxalement, les solutions sont simples à trouver et à mettre en œuvre. Dans des pays plus avancés en matière de démocratie politique, comme la Grande-Bretagne, on a opté pour le renforcement du contrôle citoyen. Bien évidemment, il ne s'agit pas de reproduire ce modèle mais de l'adapter. Les hauts responsables des différentes forces de sécurité ne sont point nommés par le ministre de tutelle, mais en Conseil des ministres après consultation du Parlement. Ceci est souhaitable dans la mesure où le Parlement a une fonction de contrôle législatif du gouvernement et donc la possibilité de barrer la route à toute tentative de domination partisane. De plus, ce mode de désignation favorise grandement la transparence et fait de la gestion de notre police un objet d'une importance citoyenne. Enfin, cette option méthodologique permettrait non seulement de séparer les missions de commandement et les missions opérationnelles de la direction politique, mais surtout de dépolitiser par ricochet l'organisation de nos forces de l'ordre. Il faut favoriser l'implication de la société civile et des experts non policiers dans le contrôle de l'appareil de sécurité. Les normes internationales plaident en faveur de cette pratique. Les commissions de contrôle et d'enquête doivent être ouvertes à des parlementaires et à des personnes n'appartenant pas au ministère de l'Intérieur. Les travaux de ces commissions doivent être systématiquement publiés ou mis en ligne. Une commission d'éthique et de déontologie doit être également mise en place pour réguler l'ensemble des activités de la police. Un tel organe, dont la composition doit être fixée par la loi, aura la charge de statuer en vertu d'un code de déontologie entre autres sur des bavures et autres abus de pouvoir émanant des forces de l'ordre. Transparence et accessibilité facile doivent être la matrice fonctionnelle de cette institution autonome de contrôle et de régulation. Les missions obscures et les enquêtes sans enquêteurs et les règlements de comptes politiques seraient ainsi impossibles à réaliser. Les forces de sécurité en Tunisie ne constituent point un ensemble monolithique. Il existe plusieurs polices. Chacune a son chef, sa hiérarchie, ses mécanismes de contrôle et ses problèmes. Le quotidien de ces groupes n'est pas facile. Derrière des difficultés nombreuses, il y a souvent des réalités humaines parfois insupportables. Misère matérielle, misère financière et misère intellectuelle. On ne peut moderniser la police en refoulant cette souffrance. Aussi, il faut approfondir et faciliter le travail syndical. Seul un syndicalisme constructif, ouvert et non corporatiste serait en mesure d'apporter aux fonctionnaires de police sécurité et assurance. Car, comprendre la police conduit à prendre en compte le poids de la profession policière et à identifier les intérêts collectifs qu'elle soutient. Seul un syndicat peut le faire. Malheureusement, notre pays ne dispose pas encore de tous ces outils modernes qui permettraient à notre police de lever définitivement l'hypothèque des années de plomb. Mais les jeux sont loin d'être faits dans ce secteur, et réclament une vertu : le courage. Alors, que faire ? Il faut réformer et réformer vite.