Les historiens qui suivent, depuis l'époque bourguibienne, l'évolution du mouvement syndical tunisien et le parcours de l'Ugtt, plus particulièrement depuis l'accession de la Tunisie à l'indépendance, ne se mettront jamais d'accord sur une question fondamentale : l'Ugtt a-t-elle été créée en 1946 par le Néo-Destour ? Hached était-il membre du parti destourien à l'époque où il a lancé la création de la centrale syndicale et notamment au cours de l'année 1952 avant son assassinat le 5 décembre de la même année à un moment où tous les leaders du Mouvement national, et à leur tête Bourguiba, étaient emprisonnés ? Cependant, ils s'accordent, à l'unisson, à souligner que l'Ugtt a été depuis sa naissance en 1946 et même tout au long des années les plus sombres de son histoire le berceau du militantisme constant et du combat continu pour la consécration des libertés, de la démocratie et de la participation à la vie politique. Hier, à la maison de la culture Ibn Rachiq, ils étaient quatre historiens et un sociologue à répondre à l'invitation de l'Institut supérieur de l'histoire du Mouvement national pour débattre d'une question qui demeure toujours d'actualité : «Le mouvement syndical en Tunisie et les libertés, hier et aujourd'hui». Pour le Pr Abdessalem Ben H'mida, directeur de l'Institut et historien spécialisé dans l'histoire de l'Ugtt, les militants syndicalistes, à leur tête le leader Farhat Hached, ont payé un lourd tribut pour leur attachement à la consécration des libertés dans leur acception politique, sans négliger pour autant l'importance de l'action sociale que les syndicats sont appelés à mener. «Les acquis de la classe ouvrière ne pourraient être préservés loin de la consécration des libertés», soutenait déjà Hached lors de son entrée à la Confédération générale du travail (CGT française) en 1936. A l'avant-garde des défenseurs des libertés en Tunisie au début des années 1950, «les syndicalistes étaient convaincus que la dignité passait bien avant la satisfaction des revendications à caractère matériel. D'ailleurs, la politisation de l'action syndicale évoluait en parallèle avec la radicalisation du Mouvement de libération nationale», soutient encore le Pr Ben H'mida. Le conférencier devait préciser qu'après l'indépendance et avec l'institution au milieu des années 60 du parti unique et le durcissement politique du régime bourguibien, l'Ugtt s'est révélée l'espace le plus indiqué, voire l'unique, pour accueillir les opposants de toutes tendances, les intellectuels indépendants et tous ceux qui voulaient faire de la politique et s'exprimer en dehors du Parti socialiste destourien (PSD). Les jeunes à l'avant-garde Ils étaient jeunes, leur moyenne d'âge variait entre 26 et 32 ans et pourtant ils ont réussi à mettre sur pied l'une des plus prestigieuses organisations syndicales dans le monde, l'Ugtt créée un certain 20 janvier 1946. Il s'agit, en effet, comme l'a précisé le Pr Amira Alaya Sghaïer, dans sa communication intitulée précisément «Le rôle du mouvement syndical en matière de défense des libertés à l'époque de la colonisation» des fondateurs de l'Ugtt. Hached était âgé de 32 ans, Nouri Boudali et Tahar Amira ne dépassaient guère 27 ans, Abdelaziz Bouraoui était encore plus jeune avec 26 ans alors que Habib Achour avait à l'époque 33 ans. Le Pr Amira a essayé d'établir une relation de continuité entre les jeunes Tunisiens qui ont déclenché la révolution du 14 janvier 2011 et leurs prédécesseurs qui ont imposé l'idée syndicale en Tunisie depuis la création par M'hamed Ali El Hammi en 1925 de la Cgtt, soutenu par un groupe de compagnons âgés eux aussi de 23 à 27 ans. Traitant de la contribution du mouvement estudiantin à la défense des libertés, le Pr Mohamed Dhaifallah enchaînera sur la même lancée pour rappeler les différentes commissions mises en place par les étudiants en vue de la défense des libertés. Il cite la commission de défense des libertés créée en 1934 en France, sous la présidence de l'étudiant Slimane Ben Slimane en vue de l'appel à la libération des leaders du Néo-Destour déportés au Sud de la Tunisie. Une deuxième commission a été créée en 1967 par les étudiants dans l'objectif d'exiger la libération de l'étudiant Mohamed Ben Jannete condamné à vingt ans de prison pour appartenance au mouvement «Perspectives». Le Pr Dhaïfallah montre qu'avec la création de l'Uget en 1953, l'idée de la défense des libertés a occupé une place centrale dans les motions des différents congrès de l'union, notamment le premier au cours duquel Mansour Moalla a insisté sur l'attachement des étudiants aux libertés (presse, création d'associations, réunions, etc.). L'Ugtt partenaire essentiel dans la bataille pour l'indépendance Le Néo-Destour avait-il des réserves sur la politisation de l'Ugtt surtout à la suite de la création par le leader Farhat Hached, avant son assassinat le 5 décembre 1952, de la commission des libertés démocratiques et de la représentation populaire ? Le Pr Adnène Moncer répond à la question en soulignant que les Destouriens ne voyaient pas d'un bon œil l'immixtion des syndicalistes dans la vie politique et feront tout pour que l'Ugtt tombe dans leur escarcelle et devienne une simple antenne destourienne. Bien que l'Ugtt ait choisi de soutenir Bourguiba, ait gardé le silence après le complot de 1962 et la dissolution du Parti communiste et de la commission exécutive du vieux destour et ait passé sous silence la répression qui s'était abattue sur le mouvement «Perspectives», elle souffrira toujours de la mainmise et de la domination étouffante des Destouriens jusqu'à novembre 1977, moment choisi par Habib Achour pour quitter le bureau politique du PSD, ouvrant la voie aux événements douloureux du 26 janvier 1978. Pour le sociologue Salam Labiedh, plusieurs points demeurent obscurs et il est grand temps de les élucider. Pourquoi l'assassinat de Hached a-t-il coïncidé avec le déclenchement de la résistance armée ? Bourguiba a-t-il joué un rôle dans ce sinistre événement ? Quel marché a conclu l'Ugtt avec le Néo-Destour afin de soutenir la ligne bourguibienne en 1955 contre Ben Youssef lors du congrès de Sfax? Le Néo-Destour a-t-il été réellement à la base de la création de l'Ugtt quand on sait que Ben Youssef a été le fondateur de l'Union des agriculteurs et de celle des artisans et des commerçants en concrétisation, précisément, d'une décision prise par le Néo-Destour ? Et enfin, Bourguiba a-t-il réellement cédé le flambeau de la direction du Mouvement national à Hached quand il lui a rendu visite en 1952 alors qu'il était en prison lui disant textuellement : «Maintenant, c'est vous le leader de la Tunisie» ? Ces questions et d'autres soulevées par les participants au débat (le nombre des martyrs de la lutte pour la libération nationale, l'Ugtt un partenariat du pouvoir, le partenariat en moins, l'apport décisif du Néo-Destour lors du congrès constitutif de l'Ugtt en janvier 1946, etc.) demeurent posées, sans réponse tranchante. Et c'est là le propre du débat historique.