L'Association tunisienne pour la promotion de la critique cinématographique a invité la philosophe et critique d'art Rachida Triki, pour une rencontre-débat autour de l'image au cinéma, jeudi dernier, à la maison de la culture maghrébine Ibn-Khaldoun. Un tel sujet vaste demande une spécialiste de l'envergure de cette professeure à l'université de Tunis à qui l'on doit, entre autres, l'ouvrage édité par Larousse: L'Image. Ce que l'on voit, ce que l'on crée. Bien qu'elle se dise plus proche des arts plastiques que du cinéma, Rachida Triki a réalisé, en 1994, une série de 24 films documentaires d'art pour la télévision tunisienne : Touches de création. Quant à ses écrits, elle affirme que cela n'a pas été évident de réfléchir sur l'image, parce qu'elle se manifeste sur différents médiums, depuis la préhistoire avec les dessins sur les grottes, jusqu'à l'image virtuelle. En effet, l'image est partout, ajoute-t-elle, et il suffit de suivre son étymologie pour comprendre sa complexité. Dans ce sens, la philosophe explique que les textes fondateurs des trois religions monothéistes comportent une synonymie entre «créer», «former» et «figurer» par l'image (soura et sawwara en arabe, selem en hébreu). Cet héritage va proposer un problème théologique quant à ce qui revient à Dieu et ce qui revient à l'Homme dans la création. L'image est donc partout, elle est mentale et physique, et on accuse beaucoup l'image. A cause de cette présence massive et de son effet immédiat, on lui reproche de faire croire qu'elle est un miroir du monde, alors qu'elle est fantasmagorique (selon Platon). Ce qui pose de surcroît le problème de la retouche de l'image, d'autant plus que l'image est caractérisée par sa duplicité. C'est un champ ouvert aux interprétations. Pour Rachida Triki, c'est même la métaphore la plus forte de la liberté de création. Elle a, de plus, une force intrinsèque. Elle donne à voir et à reproduire. «L'image Peut-elle tuer ?» se demande Marie-José Mondzain dans son livre qui porte le même titre (2002, Bayard). Rachida Triki répond qu'elle peut le faire à différents niveaux : l'image de soi est, par exemple, constitutive de la personnalité de l'enfant. L'image a de ce fait un pourvoir sur son récepteur, puisque c'est à lui que revient son interprétation. Quant à l'image cinématographique, c'est celle qui révèle le plus. Elle offre une voyance du réel, un bloc de matière, de lumière et d'espace-temps, au-delà de sa portée représentative (documentaires et reportages), et un lieu de rapports de force entre ces éléments. Dans le cinéma, ce ne sont pas les personnages qui font l'image, mais c'est le contraire. Les films de Godard et la pensée de Deleuze se rejoignent dans ce sens. Rachida Triki explique qu'un zoom sur un visage peut en dire beaucoup sur un personnage, sans que l'on ait à suivre son itinéraire. Pour conclure, elle affirme que le réel, tel qu'on croit qu'il est, est un pur fantasme. Et comme disait Godard : «Ce n'est pas une image juste, c'est juste une image». Le débat de cette rencontre a permis à l'invitée, en répondant aux questions des intervenants, de rapprocher son analyse de la réalité tunisienne. L'image y est un parent pauvre. A titre d'exemple, contrairement aux tableaux, il n'y a pas de commissions d'achat pour les vidéos et les installations, ce qui est selon la philosophe aberrant. Dans le même temps, il y a une absence de culture à l'image, favorisée par son utilisation à des fins déformatrices, comme pour servir l'icône de Ben Ali. Cela explique d'ailleurs que l'expérience faite par le photographe JR (artocratie)— photographier des portraits de simples citoyens et les coller sur les murs où on voyait d'habitude des posters de Ben Ali— a été mal vécues dans certaines régions. Cela est dû, selon Rachida Triki, à un ras-le-bol de l'image, utilisée jusqu'à l'écœurement. D'où l'importance du rôle de la critique, face à une image qui peut être émancipatrice comme aliénante. Ce rôle revient également au récepteur, qui doit recevoir l'image, tout en ayant les outils nécessaires à sa perception. Un tel débat devrait donc être porté à une échelle plus grande, largement publique, et non pas entre initiés, comme cela a été le cas jeudi dernier.