S'appuyant sur une canne, le dos courbé, une vieille traverse avec peine un houch (habitation traditionnelle) de quelques mètres carrés. Elle se repose, enfin, dans un coin face au soleil... Ainsi commence le dernier roman de Naceur Belhaj Bettaïeb Inkissar adh'dhill (Le reflet de l'ombre). Ce chirurgien de métier s'est amusé à pratiquer de véritables «autopsies» poétiques sur des personnages inspirés de sa ville natale Douz. Il dessine, avec la précision d'un peintre orientaliste, les traits des visages, les courbes des tatouages et les plis de la peau.... Il déploie, avec beaucoup de fantaisie, les couleurs des bakhnoug, des foulards et des vêtements de toutes sortes, traditionnels ou modernes, comme les pantalons « charleston» en vogue dans les années 1960 ... Il suit les gestes, les mouvements et même les mimiques et les réflexions... Il s'accroche aux détails pour ne perdre aucune émotion... Il décrit le ruissellement de la sueur dans des rides profondes, l'agilité des doigts déposant la naffa dans la bouche et les narines, la perte d'une voix qui s'effrite « entre la gorge, le nez, la langue et la bouche entrouverte».... Il s'attarde à peindre une danse des mouches sur une théière poussiéreuse abandonnée dans le patio de lilla Fatna et une course folle et joyeuse des enfants suivant un bus-cinéma..... Le rythme est lent et continu, rappelant peut-être la marche d'une caravane... Les personnages se succèdent progressivement. A chacun une histoire qui se rattache à la précédente. Et ainsi de suite... Quatorze chapitres s'enchaînent donc, menés par un narrateur qui disparaît et apparaît au fil des événements.... Souvent, il plonge dans les entrailles de la mémoire de ses personnages, oscillant entre leur passé et leur présent. Il oppose, avec beaucoup d'humour, la vie des ancêtres qui vivaient jadis sans murs et sans sentiers battus, qui lisaient les lignes du ciel, les mouvances des vents et les traces sur les dunes, à celle des jeunes qui fréquentent les écoles et les universités, qui voyagent et participent à une vie politique en effervescence.... Naceur Belhaj Bettaïeb place son roman dans les années 1960, à une époque où les Tunisiens, enfin libérés de la colonisation, se sont sentis impliqués dans le développement du pays, mais beaucoup de rêves ont été brisés et des projets avortés. « Belhaj Bettaïeb n'a pas abordé ce sujet d'une manière directe. Mais la Nakssa (déception), résultat de notre échec, est présente dans son esprit... », écrit Mohamed Bardi dans le préambule du roman. Le reflet de l'ombre dépeint un monde de contradictions, peuplé de jeunes ambitieux et de vieux nostalgiques et marqué par des chants, des bribes de poèmes, ou encore des proverbes populaires, spécifiques à la région de Douz.... Les phrases du romancier retracent, comme avec un pinceau, des portraits de femmes et d'hommes, et des lieux dans une extrême précision. Et à chaque fois, l'auteur pose des questions, pour leur chercher des réponses... Sa plume est errante mais sensible, s'évadant dans des espaces sans limites, rappelant souvent le désert et ses dunes ... L'auteur s'immisce dans les intimités de ces personnages et plonge souvent dans ses propres méditations. Il nous suggère ainsi des tableaux qui ne sont pas toujours joyeux, certes, mais qui sont beaux par la finesse de leurs traits, la profondeur de leurs couleurs, la complexité de leurs compositions... Des tableaux saisissants parce que faits de sincérité...de sensibilité extrême. Des tableaux qui racontent si bien le désert et ses habitants et qui nous les font tant aimer.