Il reste des gens qui parlent. Pas beaucoup. Un cercle réduit à sa plus fine expression, étranglé par les menaces, cerné de toute part, mais qui persiste. Qui s'obstine, qui écrit, qui dénonce, qui s'indigne pour ne pas devenir sourds. Pour ne pas devenir complices. Pour ne pas se dissoudre dans l'obscénité ambiante. Ce cercle-là ne possède aucun mégaphone institutionnel, ne compte pas d'armées de trolls numériques. Il parle à voix nue, en plein vacarme de délire collectif. Il le fait sans illusion, mais avec une obstination tragique. Le simple fait de continuer à dire non est devenu, en soi, un acte de résistance. Une respiration rare dans un pays qui s'asphyxie lentement.
Ricanements sadiques Face à eux, une majorité carnassière, qui se repaît de l'injustice avec un sourire mauvais. Le journaliste Mohamed Boughalleb a écopé de deux ans de prison ? Bien fait pour lui, il avait la langue bien pendue. Sonia Dahmani croule sous les procès ? Elle le mérite, elle apprendra à salir l'image de son pays. D'autres, par dizaines, croupissent dans les geôles d'un pouvoir implacable ? On s'en satisfait et on en redemande. Les masses se prennent à aimer la figure du bourreau. La souffrance de l'autre est devenue spectacle. Les malheurs de ceux qu'on tente de briser sont recouverts par les applaudissements. Le lynchage moral est devenu distraction populaire. On ne cherche pas la justice, on veut du sang. On ne cherche pas la vérité, on veut des boucs émissaires. Le ricanement est devenu une déclaration de guerre à la décence et la joie-mauvaise, la nouvelle morale. Il ne s'agit plus seulement d'indifférence, mais d'un plaisir malsain à voir punir ceux qui dérangent. Une jubilation primitive, libérée de toute éthique, qui applaudit les procès iniques et partage les informations sur les arrestations comme on commente un but au football.
Gouttes d'eau contre murs de feu Ceux qui résistent sont rares. Des colibris dans une forêt carbonisée. Ils ne prétendent pas éteindre l'incendie. Ils savent que la maison brûle et que les pyromanes ont pignon sur palais. Mais ils continuent à porter leur goutte d'eau. Par principe, par instinct, par refus. La légende du colibri, popularisée par Pierre Rabhi, raconte l'histoire d'un petit oiseau qui, voyant la forêt en feu, tente de l'éteindre avec les quelques gouttes qu'il peut transporter dans son bec. Les autres animaux ricanent de son impuissance. Mais lui répond simplement qu'il fait sa part. Le colibri n'a pas la prétention de sauver le monde. Il refuse juste de se résigner, de rester spectateur. Il choisit l'action, si dérisoire soit-elle, plutôt que le confort lâche du silence. Les rares personnes qui osent encore s'exprimer en Tunisie luttent pour préserver ce qu'il reste de sens et de dignité. Ils tiennent une barricade symbolique dans un désert de vacarme, entre les cris d'allégeance et les hurlements de haine. Ce n'est pas une posture héroïque. C'est un sursaut de survie morale. Ces voix refusent de se fondre dans la masse amorphe ou déchainée. Elles rappellent que chaque renoncement, chaque silence complice, est une brique de plus dans le mur de l'oppression. Mais combien de temps tiendront-elles encore ?
Colère et pessimisme La chape de plomb est quasi totale. L'espace se retreint. L'air est devenu irrespirable. La scène politique, autrefois bouillonnante malgré ses failles, a été méthodiquement vidée, aseptisée, punie. Il ne reste plus qu'une poignée de silhouettes fatiguées, debout dans le vent mauvais, pour rappeler que penser est un acte politique. Le silence n'est pas neutre, il est toujours un choix. Et l'écrasante majorité a choisi le confort du mutisme ou le plaisir du lynchage. La minorité, elle, choisit de continuer à penser et à parler. Quitte à payer le prix, quitte à être moquée, pourchassée, brisée. En face, l'autre camp jubile. Il se vautre dans le confort du populisme, célèbre la punition des voix dissidentes, érige la servilité en vertu et confond la justice avec la vengeance. Ce n'est plus seulement une soumission, c'est en fait une adhésion enthousiaste. La foule veut des procès. Elle veut des condamnations. Elle veut voir tomber celles et ceux qui lui rappellent ce qu'elle a renoncé à être. Ce n'est pas la peur qui domine, mais la haine de l'autre. Et dans cette haine, elle trouve son unité, son ivresse, son vertige. Ce sont des masses qui ne veulent plus penser, qui se méfient de ceux qui le font encore, qui haïssent ceux qui s'opposent, et qui rêvent de bâillonner tous les autres. Elles ne savent pas qu'elles se condamnent elles-mêmes.
Alors oui, c'est désespérant. Oui, c'est étouffant. Oui, c'est légitime d'être pessimiste. Mais il y a un pessimisme qui n'est pas résignation. Un pessimisme qui se mue en colère. Et une colère lucide, c'est tout ce qui reste pour tenir debout quand tout invite à ramper. Car même si le colibri ne sauve pas la forêt, il rappelle qu'on peut être autre chose qu'un charognard.