Par Zoubeïr Mouhli * L'environnement naturel et le cadre bâti de Tunis post-révolution sont victimes, ces derniers mois, à l'instar des autres villes et campagnes du pays, d'actes de vandalisme et de comportements irresponsables. Démolitions dans un but de reconstruction spéculative, extensions de maisons ou interventions sur les façades sans autorisation, agressions à l'espace public et atteintes aux centres historiques ont entraîné une dégradation sérieuse du cadre bâti à laquelle la société civile est appelée à réagir par tous les moyens et surtout à travers l'éducation environnementale. Depuis la révolution du 14 janvier 2011, les citoyens tunisiens ne cessent de faire prévaloir leurs droits à la démocratie, la justice, le travail, l'environnement et la culture. Or, le droit au patrimoine est indissociable de celui de la culture. Il nous interpelle à plusieurs niveaux et sur différents aspects : Le premier niveau est celui du droit d'un peuple aux vestiges matériels du passé et au patrimoine culturel se trouvant sur son territoire quelle que soit son origine. Or, depuis l'époque beylicale, en passant par le Protectorat et l'Indépendance et jusqu'à une période récente, nous avons assisté en Tunisie à ce qui pourrait être assimilé au vol de biens publics : exploitation par des consuls de carrières situées dans des sites antiques ; trafic ou appropriation d'antiquités ; ventes illégales de vestiges archéologiques à des touristes ; collections faramineuses de pièces antiques entassées dans des villas; cadeaux frauduleux à des personnalités par des politiques, etc. Ajoutées à cela, les fouilles ensevelies, cachées ou détruites en catimini, de peur d'arrêter des chantiers de construction ne pouvant souffrir de retard dans leur réalisation (vestiges almohades à la Kasbah à l'emplacement du parking devant l'Hôtel de Ville, Colline de l'Odéon à Carthage pour la construction de deux immeubles d'hébergement destinés aux officiers de l'armée à l'époque coloniale, remplacés en 2003 par la nouvelle Mosquée El Abidine). Le deuxième niveau est le droit de défendre le patrimoine culturel ou archéologique classé à l'échelle universelle et faisant la fierté de tout un peuple. L'exercice de ce droit s'est fait récemment sentir par une mobilisation de la société civile et des initiatives médiatiques louables contre les tentatives de certaines personnes de reprendre, à Carthage, leurs chantiers de construction sur des terrains archéologiques, déclassés au profit de la famille mafieuse. Ceci, malgré l'arrêté ministériel du 19 février 2011, suspendant la validité de tous les permis de bâtir relatifs au périmètre protégé ! Prémices d'un réveil populaire salutaire qui nous rappelle la mobilisation de la société civile en 1986 contre le projet de destruction, au centre-ville de Tunis, du complexe Tunisia Palace/Palmarium/Théâtre Municipal ou la mobilisation ces derniers jours afin d'arrêter les agressions perpétrés contre l'écosystème et le paysage naturel à Djerba ou contre les dégâts qu'encourt le vieux port historique à Bizerte suite au projet de la Marina. Patrimoine 19/20 Réveil confirmé par la création récente, à côté des associations nouvellement créées, consacrant les droits de l'Homme et contribuant à la construction citoyenne, d'une association appelée : patrimoine 19/20, pour la protection et la défense du patrimoine récent en Tunisie. Se défendant de mener un combat d'une poignée d'esthètes, celle-ci se dit ouverte à tous et se veut une entreprise citoyenne. D'autres associations ont vu le jour ces derniers mois, dans diverses villes historiques tunisiennes. L'heure est, donc, plus que jamais à l'appropriation du peuple de son passé et de sa mémoire et à la reconnaissance d'une responsabilité qui incombe aussi bien aux individus qu'aux collectivités, afin de défendre le patrimoine culturel du pays. Le troisième droit est celui relatif au droit à la mémoire collective : Dans un contexte comme celui de la Tunisie post-révolution, le droit au patrimoine devrait être, avant tout, un droit à la mémoire, un accès à une mémoire collective, sans a priori idéologique. Il semble bien, aujourd'hui, qu'il n'y a plus aucun rejet des périodes qui ont fait l'histoire du pays, aucune volonté de les effacer de la mémoire collective. Tout comme ils ont droit à leurs médinas, les Tunisiens ont droit, par exemple, à leur patrimoine récent, celui des 19e et 20e siècles qui est, également, dépositaire d'une partie de la mémoire citoyenne. Lorsque l'on protège « les lieux de la mémoire », on sauvegarde moins les édifices que des traces et des cicatrices de l'histoire récente. La notion de «lieu de mémoire» est vague mais peut englober aussi bien des champs de bataille (la ligne de Mareth au sud de Gabès) que des paysages mythiques rendus célèbres par les artistes-peintres et les cinéastes (le village de Sidi Bou Saïd qui, malgré son classement sur la Liste du patrimoine mondial, voit plusieurs percées visuelles sur la mer bouchées à cause de nouvelles constructions, le Djebel Boukornine qui aurait pu devenir invisible derrière les tours et gratte-ciel qui étaient prévus dans le projet de Sama-Dubaï, le quartier Halfaouine, etc). Reste que le site (rue urbaine, place) transmet un message historique tout comme un édifice représentant l'œuvre d'un architecte ou d'un courant stylistique. La plus belle artère de Tunis, composée de l'avenue Habib-Bourguiba et l'avenue de France, lieu de la grande manifestation du 14 janvier 2011, et la Kasbah, symbole de la résistance aux récalcitrants de l'ancien régime, signifieront longtemps le désir de liberté et de démocratie de tout un peuple et, à ce titre, sont dignes d'une attention toute particulière. Espaces urbains de qualité Le droit au patrimoine se traduit, également, par un combat important, celui de l'accès de tous à des espaces urbains de qualité. Un combat qui viserait la réappropriation du patrimoine architectural et urbain comme facteur de construction citoyenne et «d'inclusion sociale», et non comme un processus duquel les citoyens se sentent exclus ou qui soit mené à leur insu ! Le but de la sauvegarde et de la revalorisation du patrimoine n'est-il pas le développement humain et l'amélioration de la qualité de la vie ? Sauver la pierre et la personne par des approches intégrées visant à la fois le social et le patrimonial est de nature à rapprocher le citoyen du processus de développement. Revaloriser le patrimoine culturel en le connaissant, le réinterprétant , le protégeant et le réintégrant dans le processus de développement économique, social et culturel, est de nature à améliorer son image auprès des habitants et à leur redonner confiance en sa valeur et les inciter à l'entretenir et le préserver. Sensibiliser, éduquer, former et impliquer les citoyens et les ONG dans les projets de valorisation du patrimoine constituent la meilleure démarche pour le défendre et se l'approprier car c'est la population qui peut sauver le patrimoine et non la législation. Un cinquième niveau de droit, celui réservé à l'éducation et à la construction d'un savoir sur le patrimoine national et les patrimoines régionaux : Il est nécessaire dans ce chapitre d'insister surtout sur l'insuffisance de l'initiation du patrimoine au sein des instances éducatives, que ce soit aux écoles primaires, secondaires ou supérieures. Cette matière est galvaudée et n'est pas généralisée à tous les étudiants, même dans les écoles d'architecture. Il n'est pas rare de rencontrer des architectes qui en sortent sans aucune notion de base sur le patrimoine historique bâti de la capitale ou de leur propre région. D'autres pourtant, s'étant investis dans de sérieuses recherches dans un mémoire traitant d'un thème patrimonial, ne verront jamais leurs travaux publiés ou encouragés à être approfondis. Il est impératif, si on vise la sauvegarde de notre patrimoine qui est l'affaire de tous, de commencer dans les écoles, de sensibiliser aux enjeux patrimoniaux à tous les niveaux de l'enseignement, de prendre cette affaire au sérieux et d'en faire une clé d'accès à d'autres champs de connaissance. *(Architecte, directeur-adjoint à l'Association de Sauvegarde de la Médina de Tunis, président de Patrimoine 19/20)