Par Soufiane Ben Farhat On le sait depuis Diderot : le paradoxe est la vérité opposée aux préjugés du vulgaire. Et le paradoxe veut qu'aujourd'hui on soit plus divisés qu'avant. L'actualité le confirme. Les fissures dans l'édifice national s'élargissent, deviennent béantes. Les interférences étrangères en rajoutent aux cassures. A preuve, la bruyante irruption dans nos murs du prédicateur égyptien Wajdi Ghenim. Il est intervenu dans le débat tuniso-tunisien. A donné des satisfecit aux uns, les qualifiant de vrais musulmans, et a taxé d'autres d'apostats et de laïcs (le terme laïc s'apparentant désormais à une insulte sous nos cieux enténébrés). Ses propos relèvent bien de l'incitation à la haine. Impunément. Au vu et au su de tous : le gouvernement, la police, les partis de la majorité gouvernante. Franchement, on ne s'y reconnaît plus. La Révolution tunisienne, la glorieuse Révolution tunisienne, ne saurait déboucher sur cela. Hier encore, notre révolution était fondée sur les valeurs de liberté et de dignité. Aujourd'hui, on dirait un fleuve détourné. Certains s'avisent de cultiver le despotisme au nom de la liberté. Despotisme d'une fausse majorité qui n'en est pas moins écrasante, au vrai sens du terme. Despotisme de groupes et milices parallèles qui influent profondément sur le cours des choses. Despotisme de l'ignorance et de la médiocrité aussi. Le prédicateur Wajdi Ghenim préconisant l'excision, l'Ordre des médecins puis le ministère de la Santé et le ministère de la Femme ont dû publier des communiqués officiels mettant en garde contre les méfaits de l'excision, une pratique barbare totalement étrangère à notre pays. Et une source autorisée du département de la Santé a spécifié que des opérations d'excision ont bien eu lieu chez nous depuis l'arrivée de Wajdi Ghenim. La Tunisie devient de plus en plus méconnaissable. Les scènes de transes collectives aux abords de certaines mosquées sont inédites. Les lieux de culte, les mosquées et masjid deviennent parfois des foires d'empoigne. Des factions rivales s'y disputent le leadership. Des membres du gouvernement ont déclaré que Wajdi Ghenim est venu chez nous en touriste. Rambo au Vietnam quoi ! Les justificatifs sont par moments pires que l'acte incriminé. Visiblement, on calcule. On escompte et on décompte la balance des pertes et profits. Pourtant, les urgences fondamentales demeurent intactes: pauvreté, chômage, déséquilibres régionaux, stagnation économique, manque d'investissements, baisse des exportations...On déplore la fuite des entreprises étrangères de longue date installées sous nos cieux. Aujourd'hui, même des investisseurs tunisiens délocalisent et s'installent ailleurs, en Turquie ou au Maroc notamment. Certains n'en finissent guère de cultiver la médiocrité chez nous. On s'avise de libaniser la Tunisie. Des gouffres d'incompréhension et de préjugés, des barrières de haine sont mis en place. S'il l'on n'y pare au plus pressé, les risques d'insurmontables clivages menacent de s'installer à perpétuelle demeure. Du fond de sa tombe, Bourguiba mène son dernier combat. La bataille pour la vocation civile de l'Etat, pour les droits de la femme et de la famille, pour l'instruction civique et moderne se poursuit. L'édifice de la modernité est menacé. La longue tradition réformiste tunisienne entamée dès la seconde moitié du XIXe siècle subit des assauts et fait face à de sérieux périls venus d'ailleurs. L'Islam malékite tunisien n'est guère à l'abri, lui non plus, des offensives du wahabisme et de certaines variantes du salafisme moyen-oriental. La Maison Tunisie est menacée de véritables périls. Les passions l'emportent sur la raison. Le parti de l'intelligence y est aux prises avec le parti de l'instinct.