Des manifestations rituelles tous les vendredi, devant le siège de la télévision nationale, dont la dernière s'est déroulée hier, un sit-in ouvert et des slogans menaçants décriant les « médias de la honte », une grève générale du personnel de la télévision désamorcée de justesse suite à un accord tardif avec le gouvernement. Le tout sur fond de déclarations politiques, d'agressions et de dénonciations ciblant les journalistes et les médias. Le tout sur fond de colère nourrie d'une partie de l'opinion proche du gouvernement et de pages FB venimeuses et déchaînées... Tout porte à croire que l'avenir des médias tunisiens est en train de s'arracher au chaos régnant devant ce bastion de service public qui nourrit encore la plus grande incompréhension. Mercredi 8 mars, devant la clôture extérieure du siège de la télévision nationale. Voilà bientôt une semaine qu'ils sont là à occuper des tentes et des chapiteaux, à crier dans des haut-parleurs, à afficher des banderoles insultantes, à rédiger des communiqués violents, à publier des listes de journalistes «criminels», à appeler à une «manifestation populaire massive», après la prière du vendredi, à se partager des tâches et à quadriller des terrains dans ce qui ressemble à une occupation symbolique des quartiers généraux de la télévision. Minutieusement organisé, autoproclamé « Sit-in des libres pour éradiquer l'information de la honte», le mouvement a ses porte-parole, ses communicateurs, ses éditorialistes, ses photographes, ses imprimeurs, ses intendants... Et gare aux intrus qui voudraient s'y immiscer ! De «la souveraineté du peuple»... Nos interlocuteurs commencent par baisser le volume du Coran, nous distribuent les appels à manifester vendredi et, avant même d'être questionnés, jurent qu'ils sont indépendants, qu'ils ne relèvent d'aucune idéologie et ne sont soutenus par aucun courant. Mais au fil de leurs témoignages, ils se revendiquent tour à tour du salafisme, du nationalisme, de l'islamisme. Leurs communiqués et leurs invitations portent la signature générique de «La jeunesse de la Révolution et de Facebook». Nous dévoilant leurs bivouacs regorgeant de provisions, ils se défendent de recevoir quelque financement et assurent ne compter que sur les âmes charitables d'une partie de l'opinion qui partage leurs revendications... Racontant leurs dernières missions, ils affirment «être intervenus dans l'affaire de l'Ugtt et ont demandé la suspension des grèves et des sit-in qui minent l'action du gouvernement, avant d'élire domicile devant le siège de la télé pour éradiquer Canal 7, ses figures et ses symboles...» «Rendre au peuple tunisien l'entière souveraineté médiatique qui lui revient et créer à la place et au lieu de la chaîne violette, la chaîne du 14 janvier, voix du peuple et de la révolution», telle est la principale injonction inscrite dans leur déclaration. A ce jour, rien ni personne ne vient déranger les certitudes des sit-inneurs de la télévision. «Même le procureur de la République saisi par quelques traîtres de voisins ne nous délogera pas !» Le sit-in de la télévision est décidément une première historique en son genre où une partie de l'opinion décrète de décider d'elle-même de l'avenir, de la couleur et de la ligne éditoriale d'un média usant de l'argument fort de «service public» ! Mais qu'est-ce que donc le service public ? Pour les sit-inneurs, c'est une télé où l'on verrait «plus de prédicateurs religieux, plus de réalisations gouvernementales et moins de figures de l'opposition laïque qui complotent contre le gouvernement... » A « la légitimité du gouvernement »... Dans les locaux de la télévision nationale, le rudiment «service public» fait très lentement son chemin. Au retour des années de dépendance politique, l'autonomie presse et la liberté d'informer se heurte à l'épreuve du quotidien et à la pression des calendriers des nouveaux acteurs peu contents des écarts d'une télé trop libre à leur goût. Selon un récent sondage, pour une majorité de l'opinion, les efforts se font sentir sur le chemin d'une information pluraliste et neutre. Les taux d'audience grimpent. Le journal de 20 heures occupe à nouveau son rang de grand-messe religieusement suivi ainsi que les prime-time et les débats, même si dans les coulisses les réformes tardent à voir le jour. Il y a deux mois, le syndicat général du personnel de la télévision a soumis ses propositions au gouvernement. Elles portent notamment sur les garanties et les conditions de l'autonomie du service public, la révision du statut de l'établissement, l'ouverture des dossiers de la corruption, l'assainissement des marchés publics, la formation d'un conseil d'administration. Un long silence s'en est suivi — le même qui continue à être opposé à la demande pressante de l'application des décrets-lois numéro 115, 116 et 44, élaborés dans le cadre de l'Inric et de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution. Silence interrompu le long du mois de février par les déclarations successives des membres du gouvernement ouvertement critiques contre la qualité très contestée de la prestation des médias. Ces messages répétés de hauts responsables qui ont fait valoir leur légitimité d'élus du peuple pour demander des comptes aux médias, ne sont d'ailleurs pas restés sans écho. Ils n'ont pas tardé à rallier inconditionnellement la condamnation sociale et religieuse unanime du secteur de l'information ; les tribunaux et les mosquées, les groupes de radicaux, les jeunes activistes, les «admin» des pages FB et les «fidèles» ordinaires tous remontés d'une seule et même voix contre «le complot médiatique, la laïcité des principaux organes d'information qui continuent d'ignorer la légitimité du gouvernement et son droit de cité...» Ce sont ces mêmes voix qui manifestent régulièrement au retour de chaque prière du vendredi. La signature, mercredi, d'un accord entre le gouvernement et le syndicat général du personnel de la télévision qui a reporté sa grève, in extremis, réussira-t-elle pour autant à calmer le jeu entre une télévision qui entame sa réforme et négocie son autonomie et une partie de l'opinion qui s'impatiente, manifeste, assiège et demande des comptes aux médias publics ? Rien n'est moins sûr quand on tente de sonder cette opinion. Quand l'info contrarie l'utopie chez une partie de l'opinion A en écouter quelques témoins, cette partie de l'opinion est celle-là même qui réagit et s'exprime à chaque fois qu'une contestation a lieu contre la prestation du gouvernement. Elle en manie du moins la même argumentation, la même ferveur et la même exaltation partisane. Elle ne demande pas à changer les médias. Elle demande simplement à ce que les médias soient le porte-voix de la nouvelle classe politique, ses programmes et ses performances. Elle reproche aux journalistes de «ne pas être des élus du peuple et de ne pas accorder aux vrais élus qui le méritent le temps de parole proportionnel à leur représentativité... » Elle a construit ses choix électoraux et continue à les défendre tour à tour sur un ordre moral et religieux et sur une vision utopique de la politique. Vision qui commande aujourd'hui que seuls les élus du parti Ennahdha sont capables du miracle de sauver et de gouverner la Tunisie. Un vrai télescopage se produit, dès lors, entre la construction rationnelle et moderne qu'est l'information et une volonté quasi irrationnelle de la contenir et d'en faire le porte-voix d'un parti qui a l'aval du peuple et gouverne au nom de Dieu. Pour cette frange de l'opinion, les images crues du réel (inondations, pauvreté, cherté de la vie...) fâchent, agacent et contrarient parce qu'elles contredisent l'utopie ; le rêve de pays prospère auquel elle s'accroche déjà. Un journal de 20 heures conforme aux normes professionnelles et déontologiques des télés de service public choque, dérange, appelle à manifester et à crier à la traîtrise. Pour cette frange de l'opinion, le service public change de sens et rime avec communication gouvernementale. Son argument principal : la reconstruction du pays (Al binaâ) ne souffre pas la critique journalistique, l'opposition politique, encore moins le visage réel d'une Tunisie revendicative, pauvre et blessée... Argument de taille, le même qu'avaient déjà fait valoir Bourguiba et Ben Ali pour asseoir cinquante ans de domination... Pour toutes ces raisons et pour bien d'autres, la télévision nationale, locomotive et enjeu crucial de l'indépendance des médias en général, reste le bastion du service public, de l'autonomie et de la liberté à sauvegarder, maintenant ou jamais, des conquêtes jamais trop loin...