L'épisode de la cérémonie qui a eu lieu avant-hier au Palais de Carthage, au cours duquel les présents ont assisté à un geste de réconciliation entre les familles Ben Youssef et Bourguiba, est assurément un épisode émouvant et qui, dans le même temps, comporte une signification politique indéniable, même si on peut diverger sur sa portée. Ces deux familles incarnent les deux clans longtemps opposés depuis la période précédant l'indépendance. Organiser la scène de cette réconciliation dans le cadre symbolique du palais présidentiel, en une date centrale de notre calendrier national, c'est donner à ce geste la dimension d'un nouveau souffle de notre unité nationale. Mais, l'initiative politique étant celle du président de la République, certaines lectures n'ont pas manqué de proposer un autre regard sur l'événement en question. Qu'en pensent les Bourguibistes, dont on sait qu'ils organisent incessamment leur rassemblement, et en un lieu très significatif puisqu'il s'agit de la ville de naissance de Bourguiba? Et qu'en pense-t-on du côté de l'opposition ? Ahmed Néjib Chebbi, chef historique du Parti démocratique progressiste et fils lui-même de Yousséfiste, sera à Monastir le 24 mars, parmi les Bourguibistes : «J'ai dépassé ce conflit depuis longtemps», confie-t-il. Mais, pour lui, «dans toutes les régions, la mémoire est encore traumatisée... Il faudrait donc rouvrir les dossiers». Sur le geste en question, il n'est pas avare d'éloges : «Un geste de grande valeur... Le baiser de Mehdi à la veuve de Salah Ben Youssef est très chargé de sens...» Mais c'est aussi un «point de départ» : il s'agit de dire la vérité en vue d'une réconciliation... C'est vrai, l'histoire a donné raison à Bourguiba, continue le représentant du PDP, c'est vrai, il est arrivé à faire en sorte que le drapeau national flotte sur tout le territoire national, c'est vrai qu'à Bizerte il y a des choses à dire aussi, mais «en politique, ce qui compte, c'est le résultat !»... Mais, poursuit-il, Ben Youssef n'a pas moins droit à l'hommage des Tunisiens, au même titre que Farhat Hached, Abdelaziz Thaâlbi, Ali Bach Hamba... M. Chebbi n'hésite pas ici à indiquer que son propos reflète la position commune du PDP, d'Afek Tounès et du Parti républicain, qui consistait à «s'inscrire dans le sillage des réformistes». Est-il cependant embarrassé à l'idée que ce geste de réconciliation puisse être inscrit au crédit du président de la République ? «C'est, de mon point de vue, la meilleure chose qu'il ait faite depuis le début : un acte intelligent et chargé !», répond-il. M. Béji Caïd Essebsi, qui est la figure centrale du bourguibisme en recomposition, réserve sa réponse au sujet de cet événement particulier pour le grand rendez-vous de Monastir. Non sans s'étonner toutefois, sur le mode d'une certaine ironie : «Il m'est difficile de répondre, vu que les Yousséfistes ont porté plainte contre moi...» Mais il annonce d'ores et déjà la couleur : «En politique, rien n'est gratuit... Rien n'est sans arrière-pensées !» On devine donc un point de vue fort différent, d'autant que, dans la même mouvance bourguibienne, un témoignage recueilli est fort éloquent. Il s'agit de celui de Lotfi Mraïhi, porte-parole du Parti national tunisien, pour qui cette initiative présidentielle s'inscrit dans le «clinquant d'une approche qui se meut dans le symbolique». Pour M. Mraïhi, les deux figures de Bourguiba et de Salah Ben Youssef représentent deux visions du monde différentes et le clivage demeure. L'accolade entre les deux familles est une réconciliation qui reste limitée à deux familles biologiques et, ajoute-t-il, elle n'a aucune retombée sur les familles politiques. Il y a toujours une famille moderniste, héritière de la politique de Bourguiba, et une famille dont l'ancrage dans le monde arabe est plus accentué : le parti Ennahdha représente son prolongement. «La préoccupation de ce parti n'est ni l'Iran ni le Pakistan, c'est le monde arabo-islamique !», justifie-t-il pour mieux marquer ce lien de filiation. Le président de la République ferait mieux, suggère-t-il, d'initier un débat : «Quelle modernité voulons-nous pour la Tunisie, et quel genre d'Islam ? Il s'agit d'aller au fond des choses» et que cela, conclut-il, soit organisé par un «personnage faisant autorité»... Reste une inconnue : comment se positionne Ennahdha à l'égard de cette initiative présidentielle qui, quelles que soient ses visées politiques, représente un rapprochement avec la famille bourguibienne de la part de quelqu'un qui n'a jamais caché ses sympathies pour le yousséfisme ? Et si, comme le pense un observateur éclairé, ancien dirigeant du parti Ettajdid, Marzouki avait compris qu'il est difficile d'exister politiquement en ayant trop d'adversaires... M. Mohamed Ali Halouani distingue une volonté de conciliation face à la difficulté de la situation. Mais lui aussi se pose la même question : est-ce que le gouvernement suivra ?