Cruelle, coquine, naturellement déroutante, l'Histoire sait se révolter elle aussi ; elle n'est jamais aussi rebelle que lorsqu'elle donne l'impression d'être asservie par les caprices et la cupidité des hommes… C'est le cours de l'Histoire qui avait déposé Bourguiba. Et c'est sa marche inexorable qui a renversé Ben Ali. Les coïncidences ? Elles ne sont jamais fortuites ; elle les provoque et les met savamment en scène. Il y a deux ans, Béji Caïd Essebsi publiait un livre sur Bourguiba : « Habib Bourguiba : le bon grain de l'ivraie ». Le titre, à lui seul, résume tout : il fait référence au Coran, XIII-17 : « L'écume se disperse au gré du vent, quant à la matière utile aux hommes, elle imprègne le sol pour le féconder ». Mais c'était aussi une sorte d'avertissement à un Ben Ali, obnubilé, lui aussi, par l'obsession d'une présidence à vie. Deux ans après la parution de ce livre, où Caïd Essebsi ressuscitait un Bourguiba enterré deux fois tout en sortant lui-même de l'oubli, voilà que l'Histoire, toujours coquine, le replace provisoirement aux commandes d'un pays qui vient de vivre la plus grande Révolution de son histoire et de déclencher, surtout, comme dans un effet domino, la fin de ce qu'on appelle « l'exception arabe ». Mais la symbolique est là, elle aussi : Bourguiba ressuscite le 6 avril dernier, alors que celui qui n'a jamais été son préféré, ni « son fils spirituel » et qui a même osé quitter le PSD et se quereller avec lui, dirige le pays. Du coup, c'est l'inévitable jeu des syllogismes ; les comparaisons systématiques. Voilà qu'aux yeux de tous ceux qui ne savent pas que Bourguiba et Caïd Essebsi étaient fâchés, le Premier ministre « incarne, aujourd'hui, l'idéologie bourguibienne, certes éclairée, mais procédant, quand même, d'une dictature ». L'équation, à leurs yeux, est simple : on remplacerait la dictature de Ben Ali par celle bourguibienne ! On épie, alors, les gestes de Caïd Essebsi. On essaie de lire dans sa gestuelle et derrière ses lunettes ; on l'accuse de ne guère vouloir répondre à certaines questions et on va même plus loin : on le soupçonne de vouloir faire revenir les Rcédistes ! Or, lui - et pas uniquement Rajhi - a contribué à l'abolition du RCD, parce que, justement, il n'en a jamais fait partie et qu'il avait même quitté le PSD ! Et finalement, tout ce procès d'intention procèderait de quelques similitudes entre Bourguiba et Caïd Essebsi. Sauf que Bourguiba est unique, dans le bien et dans le mal. Caïd Essebsi, lui, est un politique atypique, singulier et un tantinet excentrique. Il est un fait psychanalytique avéré, néanmoins, et il s'appelle le phénomène d'identification… Et quelque part, Caïd Essebsi en subit les déterminismes… Ce n'est, donc, pas lui qui ressuscite Bourguiba, pas plus qu'il ne cherche à provoquer une quelconque résurgence du bourguibisme. Car Bourguiba a toujours rodé, hanté les murs de Carthage, au point que Ben Ali a été habiter à Sidi Bousaïd. Déjà, en 2000, Michel Camau écrivait ce morceau d'anthologie au Monde diplomatique : « Faute de comprendre le sens du temps retrouvé et de s'y conformer par un cérémonial digne de l'enjeu, ils ont libéré le fantôme de Bourguiba devenu figure emblématique d'opposition ». C'était, après le 8 avril 2000, jour de ces funérailles honteuses de Bourguiba.