Par Néjib OUERGHI Le limogeage, sans aucune raison apparente, du directeur général de l'Institut national de la statistique a beaucoup plus déçu que surpris. Ce qui a été considéré comme inacceptable, c'est le non-respect des formes. La décision a été annoncée à la personne concernée par un simple coup de téléphone. C'est au bout du fil que le chef de cabinet du ministre du Développement régional et de la Planification a signifié la sentence. Ce qui a été perçu comme inquiétant, ce sont les motifs invoqués à mi-voix : les chiffres publiés par l'INS sont jugés peu fiables et en décalage avec la réalité. Des motifs qui ont laissé planer des doutes et des appréhensions quant à l'indépendance de cette institution et sa propension à poursuivre son activité en matière de production et de diffusion d'une information économique et sociale objective, pertinente, loin de toute instrumentalisation ou influence. Dans toute démocratie, le système statistique, loin d'être au service d'un utilisateur unique, en l'occurrence l'Etat, a pour mission de mettre à la disposition de tous les utilisateurs l'information statistique élaborée et de garantir le droit d'accès de tous les citoyens à cette information. Peut-on en vouloir à l'INS d'avoir publié un taux d'inflation qui dérape (5,4% en février dernier) ou un taux de chômage qui ne cesse de monter (environ 19%), tout en sachant que l'une de ses missions essentielles consiste à veiller au respect des principes de transparence, de célérité, de périodicité et de ponctualité en matière de diffusion des données ? Ce dossier brûlant, comme celui, d'ailleurs, du rôle dévolu aux médias publics, se situe au cœur même du débat public et aussi des fondements du système politique que notre pays doit adopter pour la prochaine étape. Au lieu de chercher à ressusciter les vieux démons en essayant de mettre les médias et le système national d'information économique sous le joug de la pression qui a toujours été la source de son asservissement, le pays tirera le meilleur profit de l'existence de médias libres et d'un système statistique fiable. Tous deux ont pour fonction d'éclairer le décideur et de lui fournir les matériaux nécessaires qui l'aident à prendre les bonnes décisions. A l'évidence, la bonne gouvernance suppose que le pays s'adosse à un institut de statistique techniquement fort et déontologiquement indépendant. Remettre en cause ce principe revient à priver le pays d'un baromètre précieux pour définir les politiques économiques et sociales qui servent le mieux les intérêts de la communauté nationale. Dans une démocratie en émergence, le respect de ce principe est fondamental, incontournable même. Car le véritable enjeu consiste à avoir des indicateurs pertinents qui permettent de bâtir sur du solide, non sur de simples supputations ou des approximations. Il y va de la crédibilité de la Tunisie auprès des institutions internationales et de la qualité de sa signature auprès des bailleurs de fonds. La crise grecque, faut-il le rappeler, a été avant tout une crise de confiance dont la trame de fond a été la découverte, par les experts d'Eurostat, de statistiques falsifiées sur le PIB grec et le déficit budgétaire. Résultat: la Grèce, qui a frôlé la banqueroute, a dû se plier au diktat des institutions européennes et engager des réformes douloureuses qui ont provoqué un tollé social. Tout cela parce que les créanciers de ce pays, pourtant membre de l'Union européenne, ont perdu confiance dans la Grèce et éprouvé des craintes sur sa capacité à rembourser ses dettes. Une crise de confiance qui a failli faire vaciller tout l'édifice construit depuis le traité de Rome. Pour le cas de l'Institut national de la statistique, les déclarations de certains responsables, pour justifier le limogeage du directeur général de cette institution, sont pour le moins d'une gravité sans précédent. Elles viennent mettre en doute le taux d'inflation, il est vrai quelque peu élevé, enregistré en février dernier. Un glissement qui n'a surpris personne, dans la mesure où l'on n'a pas fini de relever depuis 2011 une tendance incontrôlée d'augmentation des prix des produits de consommation les plus sensibles. Les prix, dont l'impact est réel sur le panier de la ménagère, influent beaucoup sur le trend de l'inflation. Cela est d'autant plus plausible que les experts estiment que ce taux englobe l'inflation héritée de l'année 2011 qui a connu une réelle accélération au cours du deuxième semestre de la même année. L'INS, qui a confectionné depuis 1962 l'indice des prix à la consommation, a connu des pics plus importants que celui de février dernier : 14,1% en 1982 et 8,2% en 1991. La publication de ces pics en ces deux périodes de l'histoire de la Tunisie n'a pas été accompagnée de crise, ni non plus de limogeage du premier responsable de l'INS. Dans le cas de figure, ce n'est pas tant la vérité qui dérange, mais plutôtla difficulté d'apporter les bons correctifs, surtout quand on a entre les mains une information fiable dont on ne sait pas faire le meilleur usage. Tout le reste n'est qu'un faux-fuyant.