Par Néjib OUERGHI Dans tout processus de transition, les médias assument un rôle crucial dans la construction de l'espace public, l'enracinement de l'expression démocratique et l'assurance du bon fonctionnement des institutions. Hervé Bourges est, à ce propos, explicite, estimant qu'il ne peut y avoir «de démocratie sans espace public, pas d'espace public sans une information fiable, pluraliste et partagée par tous». Pour le cas de notre pays, est-il possible de construire un débat public et de favoriser une expression libre sans l'apport et la contribution des médias publics ? Pas sûr ! Nonobstant le fait que cette presse a été, des décennies durant, à l'instar de toutes les autres formes d'expression, bâillonnée, muselée et au service exclusif du gouvernement, elle a prouvé, très vite, sa capacité à interagir avec les événements, sa propension à offrir à l'opinion publique une information crédible et libre et sa volonté de défendre jalousement son indépendance de toutes les influences, de toutes les pressions et de tous les pouvoirs. Un rôle et une mission qui lui valent aujourd'hui critiques acerbes, menaces, invectives gratuites et un dénigrement systématique visant la personne des journalistes ainsi que leur façon de s'acquitter de leur mission d'informer dans un environnement de liberté et d'indépendance. Les graffitis qui noircissent les murs de nos rues un peu partout dans la capitale, «les journalistes sont des menteurs», le sit-in qui se poursuit devant le siège de la télévision nationale, à l'effet d'intimider les hommes de presse de cette institution, dont le seul tort est, peut-être, leur obstination à agir professionnellement dans leur couverture quotidienne des événements et faits, dont notre pays est le théâtre depuis la révolution, et à présenter autrement l' information, en témoignent amplement. Parce qu'ils ont osé sortir du moule qui les a toujours empêchés d'exercer leur métier d'éclaireur de l'opinion publique, de témoins fidèles et indépendants, ils sont, aujourd'hui, mis à l'index et considérés, par certaines parties, comme des parias. Sans nier les excès et les erreurs dans lesquels le secteur de la presse est tombé, dans cette phase de transition que connaît la Tunisie post-révolution, que l'on peut attribuer à la soif de liberté, le difficile apprentissage de la démocratie et de la liberté d'expression et, parfois, aux problèmes inhérents à la formation, l'on ne doit pas oublier une évidence : sans médias publics libres et indépendants, il ne sera pas facile de renforcer les bases de l'Etat démocratique ni de favoriser, d'une manière efficiente, un véritable débat public ou, enfin, d'ancrer d'une façon irréversible la liberté d'expression. Les médias publics en Tunisie, toutes catégories confondues, représentent à l'évidence un secteur prépondérant du point de vue audience, lectorat et même du point de vue importance des ressources humaines. Semer le doute sur le rôle imparti à ces médias , sur l'opportunité de préserver ce secteur dans le domaine public et éluder toute réflexion sur les moyens de le développer et de le mettre à niveau équivaut à dilapider un capital appréciable. Peut-on accepter de se débarrasser facilement d'un secteur aussi stratégique, qui a pu et su, en l'espace d'une année seulement, se réorganiser, se remettre en question et se réapproprier sa liberté, son indépendance et son sens professionnel et critique, par le simple fait qu'il a appris à refuser d'être instrumentalisé, manipulé, subir des pressions ou servir des causes partisanes et douteuses ? Pourtant, sur toutes les tribunes, les responsables politiques répètent le même refrain: pas de démocratie sans une presse libre, indépendante et pas de construction d'un modèle démocratique en l'absence de la liberté d'expression. Un refrain qui perd tout son sens à partir du moment où ces médias osent sortir des sentiers battus, où les professionnels se fient uniquement à leur sens professionnel et mettent en avant leur indépendance et leur liberté. Difficile apprentissage de la liberté d'expression dans une société qui a toujours fonctionné dans un contexte d'un parti unique, d'une idée dominante, d'un pouvoir sans partage et d'une presse toujours au service du pouvoir en place. Accepter le statut de la presse en tant que contre-pouvoir implique, dans une société en transition, que les acteurs politiques saisissent la mission et le rôle impartis à ce secteur, dont la liberté de ton et l'indépendance ne peuvent que servir les intérêts du pays et des Tunisiens, non d'une quelconque partie. Cela commande, surtout, de prendre acte de ce qu'une presse professionnelle et indépendante entreprend et véhicule comme informations vérifiées et crédibles, à l'effet d'ajuster, de corriger et de rectifier des politiques, des choix ou des mesures qui peuvent être en décalage avec les attentes ou en contradiction avec les priorités nationales. Cela commande, également, de tirer les enseignements des expériences similaires réussies. Pourquoi se priver d'une presse publique qui peut être une référence du point de vue objectivité, professionnalisme et traitement de l'information, alors que, sous d'autres cieux, considérés comme des temples du libéralisme, on n'a jamais daigné s'en débarrasser ? Assurément, le véritable enjeu pour notre pays dans ce domaine consiste à donner un préjugé favorable à ces médias et à leur offrir les moyens nécessaires pour qu'ils gagnent davantage en professionnalisme et en indépendance. Si les journalistes, dans un sursaut d'orgueil, se sont débarrassés des fers qui les ont toujours enchaînés, ils ont acquis, et il faut s'en féliciter, une immunité contre tout retour en arrière ou toute velléité de manipulation. Dès lors, au lieu de chercher à se débarrasser des médias publics, il faut juste étudier les voies et moyens de les renforcer et de les accepter comme des leviers essentiels pour le renforcement de l'édifice démocratique dont la Tunisie a si besoin. Il s'agit d'un bon investissement pour la démocratie et la liberté d'expression.